Assis dans l’imposante chaise qui n’est pas sans rappeler celle du dentiste, j’attends l’ophtalmologiste. Il doit passer plusieurs patients en entrevue postopératoire. Deux techniciennes ont déjà ausculté mes yeux en portant une attention particulière à mon œil gauche. C’est que dix jours plus tôt, il a été opéré de la cataracte. C’est aussi mon œil dominant, celui que j’utilise si je veux regarder par le trou d’une serrure. Cette dernière information n’a rien à voir avec le sujet de ma chronique si ce n’est que mon cerveau peine à s’y retrouver entre les images fournies par mon œil opéré et celles générées par mon œil droit. Le gauche veut toujours dominer, mais il n’en retrouvera les moyens que lorsqu’il aura apprivoisé son nouveau cristallin. Difficile de convaincre un dominant de céder sa place, mais je le tiens à l’œil.
Cela fait bien un quart d’heure que j’attends la visite du spécialiste. Dans ce petit local d’examen, hormis les appareils spécialisés que je n’ose toucher, je ne trouve rien pour m’occuper l’esprit. Soudain, j’aperçois, accrochée derrière la quincaillerie médicale, une illustration grand format de l’anatomie de l’œil humain. L’occasion est trop belle, je vais pouvoir sortir de ma torpeur et de mon désœuvrement. Je prends l’audacieuse (!) initiative de quitter ma chaise pour examiner de plus près l’objet de ma curiosité. Complice à son insu, le médecin ne se pointera qu’une vingtaine de minutes plus tard.
La vue serait le sens le plus utilisé par les humains et l’œil, l’organe le plus important. La litanie des mots pour en cerner la complexité impressionne. Certains sont plus connus : iris, cornée, conjonctive, cristallin, rétine, fovéa, macula, etc., mais ce n’est qu’une infime partie du lexique servant à le décrire. J’ai aussi été frappé par le nombre de muscles, six en l’occurrence, requis pour assurer sa mobilité.
Sans être indispensable à la vie comme certains autres organes, il occupe une place drôlement importante au quotidien. Il suffit d’avoir de la brume dans ses lunettes pour s’en rendre compte ou de chercher son chemin dans l’obscurité. Et non seulement est-il un outil sensoriel à l’immense portée, mais il sert aussi à l’expression des humeurs et des sentiments. Ne parle-t-on pas d’un regard vif ou fuyant, assassin ou enjôleur ?
J’en étais là de mon excursion dans l’anatomie de l’œil quand j’ai réalisé à quel point il est des sujets pour lesquels même une opération des cataractes ne permet pas d’y voir plus clair. Ma principale prise de conscience s’est jouée à un autre niveau. Paradoxalement, c’est la limite de l’intelligence humaine qui m’a le plus frappé. Nous en connaissons beaucoup sur la physiologie de l’œil, mais fort peu sur son apparition chez les êtres vivants au-delà de ce que nous en dit la théorie de l’évolution.
Je ne m’attendais pas à faire le voyage intérieur qu’aura provoqué ma témérité en cette chapelle réservée aux soins de l’œil. Je sais bien la complexité de l’énigme de la vie et de l’un de ses hôtes, le corps humain. Mes cours d’anatomie ont beau être loin, je me souviens encore de l’effort qu’il me fallait fournir pour arriver à mémoriser l’inépuisable litanie des mots savants décrivant les composantes des différents éléments constituant ma personne. Et ce n’était pourtant là qu’une infime partie du casse-tête au milliard de pièces tentant de cerner l’emballage matériel de la vie.
Je m’en satisfaisais pourtant. Un prestige se gagne, une distinction se construit, notamment à partir de la conquête des mots. Innocemment, en maîtrisant ce vocabulaire, j’avais le sentiment de me faire le complice et l’allié de la vie. Un brin naïf, je ne réalisais pas la distance qui me séparait du mystère de la vie. Cette illusion m’aura accompagné trop longtemps. Bien drôle d’enflure, bien drôle de pensée magique. Si cette illusion donne un aperçu du pouvoir des mots, elle révèle aussi l’ampleur de notre besoin de comprendre et de notre aspiration à contrôler notre existence.
Je crains toutefois que le prolongement de l’œil à l’aide du dernier télescope spatial James-Webb nous place encore bien loin de la compréhension du comment et du pourquoi le Big Bang et de la vie qui en a découlé. Stationné au-delà de notre atmosphère, sorte de cataracte chaude et polluée, ce télescope devrait permettre de mieux capter les rayonnements infrarouges émis aux confins de l’univers et en enrichir notre humaine compréhension. Hélas, plus près de nous, une cataracte particulièrement tenace nous empêche toujours de bien voir l’humain derrière l’enveloppe de nos congénères à la couleur de peau différente de la nôtre. Il semble bien qu’aucun remplacement de cristallin non plus que les derniers voyages spatiaux des terriens ne puissent faire disparaître les préjugés.
Sur ce, j’espère pour 2022 garder bon pied bon œil et vous en souhaite tout autant !
Lire la chronique précédente : Fêtes à moitié vides, Fêtes à moitié pleines
2022-01-26