Dimanche dernier, j’ai pris la piste cyclable jusqu’à Lawrenceville. 923e passage. J’exagère. Mais pas tant que ça. Foglia disait qu’à force de rouler dans le même paysage, ce dernier finit lui-même par nous reconnaître. On s’y intègre. On devient présent dans chaque élément, sujet et objet en même temps. Il écrivait: Je suis le piquet croche de la clôture, je suis l’arbre, je suis la courbe sur la pancarte de signalisation, je suis la Holstein à l’écart du troupeau…
Justement… Dimanche, je suis devenu une vache.
Ça m’est arrivé juste avant le nouveau pont de bois quand j’ai vu, à gauche, dans le pacage ensoleillé, le troupeau paitre sur le bord du ruisseau. J’ai ralenti, posé un pied par terre. Le ruisseau fredonnait. C’était si beau, si paisible. J’ai pensé à Giono qui nous aurait fait pleurer avec un tableau comme celui-là, puis j’ai pensé: toi, arrête d’essayer! C’est à ce moment-là qu’une vache a relevé la tête. Elle m’a regardé. Je l’ai regardée. Je ne pourrais pas dire que c’était un regard de réconfort: ben non mon gars, meuuhh, décourage-toi pas! Non. J’ai juste senti qu’elle me reconnaissait : tu passes souvent icitte toi, meuuhh, veux-tu ma photo? On s’est reconnus. On était dans le même paysage, le même désir de vivre et qu’on vive, dans le même état d’être voulu, sur le même plan nietzschéen de l’existence (enfin je réussis à ploguer Nietzsche!). On a fusionné la vache et moi. Je suis devenu elle, elle, moi. On s’est envolés.
***
Je niaise encore. Je ne suis pas sérieux. C’est l’époque qui veut ça. Verser dans l’absurde, c’est une façon de passer au travers. Ça va bien aller. N’empêche, une vache, ça porte à rire. Cette masse d’insignifiance. Ce gros vide plein. Vertigineuse lenteur. Indigence repue. Pièce de viande sacrée. J’aligne les oxymores, c’est exprès. C’est pour étrenner le mot. Oxymore. Lui aussi, je cherche depuis longtemps à le placer. Je l’aime ce mot. Ça sonne métal ou gaz, ça sonne tableau périodique, pourtant c’est un élément de littérature. Le mot lui-même est un oxymore. Toute est dans toute.
***
Je suis attiré par le milieu. Le creux. Le fond. Le noyau. Mon père exploitait un petit troupeau de vaches limousines. La race Limousin. Il aimait ses vaches. Il aimait, mon père. Il avait fait naître ce veau, mal placé, utilisé un treuil pour tirer. Il tatouait les oreilles des taures avec une pince à tatouer. Les lettres et les chiffres en épines métalliques trempées dans l’encre. Crounchh! Typographe dans sa chair. C’était de la douleur, mais c’était de l’amour aussi. Il le faisait parce qu’il le fallait. C’était dur en lui quand il faisait souffrir. Et puis, c’était comme ça que ça se faisait. C’était le métier. C’était son père. C’était son grand-père. Moi, je sentais son amour. Même quand il me criait après. Pas souvent. Juste avec les vaches. Quand je l’aidais à déplacer le troupeau, à isoler une bête. Il me criait dessus quand j’en laissais passer une. La chienne s’en mêlait. Ça devenait chaotique. Il stressait et me criait dessus. Je le ressens, là, comme de l’amour. Je me rebellais. Mange de la marde! Je l’aimais.
***
Je suis allé dans la région du Limousin à mon premier voyage en France. C’était le but du voyage : voir la région d’origine des vaches de mon père. C’était dans le Creuse. Où je voulais être. Dans le milieu. Dans le centre. Avec les vaches. Les grosses meules de foin. La poussière des routes. J’y suis allé. Dans le creux de le Creuse, enroulé là, dans le soleil, avec les limousines de mon père.
***
Lundi, je suis allé marcher avec les élèves à l’entrée de la piste, à Lawrenceville. Ça galopait. Ça gazouillait. À travers les herbes, en bas du talus, j’ai vu une vache étendue. Morte. C’était récent. C’était impressionnant. Une projection. Un blast d’absence de vie. Les enfants ne l’ont pas vue et je n’ai rien dit. Nous sommes partis. Avant d’entrer dans l’école, je me suis retourné : j’ai vu un homme marcher vers sa vache.
C’était moi.