Mon père cherche ses mots. Il est dans un jour lucide. Je suis assis devant lui dans sa petite chambre du CHSLD, silencieux et patient.
C’est comme si je suis devenu un…un…
Je sais qu’il veut s’exprimer sur sa maladie. Sur sa condition. Je résiste au désir de l’aider, de lui proposer un mot. Je ne dis rien.
Comme si j’étais un…animal.
Ça me frappe. Je m’efforce de garder mes yeux secs. Avec mon masque, c’est tout ce qu’il peut voir, mes yeux. Je le regarde. Je crois que je le comprends.
Tu te sens vulnérable?
Il se met à pleurer. Son visage se décompose, se libère de tout ce qui est caché, contrôlé, protégé. Il redevient pur, vrai. Fragile. Comme un enfant.
Ou un animal.
* * *
Je roule dans le Val. Chaque sortie est un voyage, un périple intérieur, une sorte de rêve où tout ce que je vois est une partie de moi-même. Je n’en suis pas conscient. Je suis captif de mon effort, centré sur ma cadence, mes vitesses, la configuration de la route. Je ne pense pas à mon père.
Je roule sur la 243 vers Racine, ma vitesse est bonne comme le temps et le vent d’été. Je surprends trois canards sauvages au fond du fossé. Ils s’envolent. Ils sont là, à ma hauteur, à ma vitesse, trois avions de chasse qui m’escortent comme si j’avais de l’importance et me larguent finalement, avec bonté, au bout de vingt secondes.
C’est un jour de mai, très sec. Sur le Chemin de Maricourt, un énorme tracteur s’en vient devant entourer de poussière. Je mets pied à terre. Je vois une marmotte suicidaire (ou sourde et aveugle) sortir sans aucune hésitation du fourré et traverser la route. Elle court à sa perte, à un spectaculaire aplatissement. Son jour n’est pas venu, elle rebondit sur le gros pneu comme une bille sur un mur et, à peine étourdie, termine sa traversée sans dégât.
C’est la canicule. Je roule sous le couvert de verdure de la piste cyclable entre le Chemin Benoit et le Rang 11. Un mulot effaré surgit et trottine de tous bords, tous côtés. Je dois donner un coup de guidon pour l’éviter. Il se retrouve sous mon pédalier entre les deux roues, bombardé par mes gouttes de sueur. On se croirait dans la Guerre des mondes. Il rebrousse chemin, sain et sauve.
Le soleil d’octobre enflamme la nature. Je roule, heureux, sur le Chemin de Béthanie. Un chien se tient avec ses maîtres sur le bord d’une grange. Quand il me voit, il saute comme un perchiste par-dessus la clôture, franchit d’un bond le fossé et, enragé, m’attaque carrément. L’adrénaline me propulse à une vitesse d’habitude inatteignable. Il est tenace le chien! Je réussis à le semer et retrouve mon bonheur.
* * *
Nous ne sommes ni blancs, ni noirs. Ni bons, ni méchants. Nous sommes multiples, imbriqués, enlacés, perdus, retrouvés, fuyants ou immobiles.
Je suis la dinde attentive. La vache éteinte. Le cheval perçant. Le canard bienveillant. La marmotte insouciante. Le mulot impulsif. Le chien enragé. Le chevreuil affamé. La carcasse dévorée.
J’ai acquis, depuis ma naissance, toutes ces peaux, je porte tous ces masques et je sais qu’un jour, je perdrai tout et retrouverai l’enfance, mon état premier d’animal.
Nicolas Proulx, Racine le 3 août 2020
(Vous pouvez aussi me lire sur mon blogue lapromessedunord.com)