Le Val-Ouest

CHRONIQUE L’AVALÉ DU VAL – BESTIAIRE

Mon père cherche ses mots. Il est dans un jour lucide. Je suis assis devant lui dans sa petite chambre du CHSLD, silencieux et patient.

C’est comme si je suis devenu un…un…

Je sais qu’il veut s’exprimer sur sa maladie. Sur sa condition. Je résiste au désir de l’aider, de lui proposer un mot. Je ne dis rien.

L'Info-Val

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Comme si j’étais un…animal.

 Ça me frappe. Je m’efforce de garder mes yeux secs. Avec mon masque, c’est tout ce qu’il peut voir, mes yeux. Je le regarde. Je crois que je le comprends.

Tu te sens vulnérable?

Il se met à pleurer. Son visage se décompose, se libère de tout ce qui est caché, contrôlé, protégé. Il redevient pur, vrai. Fragile. Comme un enfant.

Ou un animal.

                                                               * * *

Je roule dans le Val. Chaque sortie est un voyage, un périple intérieur, une sorte de rêve où tout ce que je vois est une partie de moi-même. Je n’en suis pas conscient. Je suis captif de mon effort, centré sur ma cadence, mes vitesses, la configuration de la route. Je ne pense pas à mon père.

C’est l’automne. Je peine dans la longue montée du Rang 9 entre Lawrenceville et Bonsecours.  Je suis debout sur les pédales, dégoulinant de sueur.  Du coin de l’œil, j’aperçois dans le pré un groupe de dindes sauvages figées par mon passage, mais prêtes à décamper, comme si toute la meute, solidaire et curieuse, bondissait sur un pied, attendant de voir la suite. Je ne ralentis pas. Je continue mon chemin.

On est en mars, il neige. Agrippé à mon guidon, le corps tendu, je dévale à toute vitesse le Chemin du Petit Brompton vers le lac Brais. Dans la fureur de la descente, une vache, sans hâte et sans désir, lève la tête et me voit. Devant, là-bas, trois chevaux savent que j’arrive et m’avisent. On dirait qu’ils voient à travers moi. Je continue.

Je roule sur la 243 vers Racine, ma vitesse est bonne comme le temps et le vent d’été.  Je surprends trois canards sauvages au fond du fossé. Ils s’envolent. Ils sont là, à ma hauteur, à ma vitesse, trois avions de chasse qui m’escortent comme si j’avais de l’importance et me larguent finalement, avec bonté, au bout de vingt secondes.

C’est un jour de mai, très sec. Sur le Chemin de Maricourt, un énorme tracteur s’en vient devant entourer de poussière. Je mets pied à terre. Je vois une marmotte suicidaire (ou sourde et aveugle) sortir sans aucune hésitation du fourré et traverser la route. Elle court à sa perte, à un spectaculaire aplatissement.  Son jour n’est pas venu, elle rebondit sur le gros pneu comme une bille sur un mur et, à peine étourdie, termine sa traversée sans dégât.

C’est la canicule. Je roule sous le couvert de verdure de la piste cyclable entre le Chemin Benoit et le Rang 11. Un mulot effaré surgit et trottine de tous bords, tous côtés. Je dois donner un coup de guidon pour l’éviter. Il se retrouve sous mon pédalier entre les deux roues, bombardé par mes gouttes de sueur.  On se croirait dans la Guerre des mondes.  Il rebrousse chemin, sain et sauve.

Le soleil d’octobre enflamme la nature. Je roule, heureux, sur le Chemin de Béthanie.  Un chien se tient avec ses maîtres sur le bord d’une grange. Quand il me voit, il saute comme un perchiste par-dessus la clôture, franchit d’un bond le fossé et, enragé, m’attaque carrément.  L’adrénaline me propulse à une vitesse d’habitude inatteignable. Il est tenace le chien! Je réussis à le semer et retrouve mon bonheur.

Me voilà, un jour froid de printemps, sur le Chemin Monty. Je pédale en coups bien cadencés dans le faux plat montant vers le Chemin Boscobel. Les champs sont encore enneigés, mais des îlots d’herbe affleurent.  J’ai vu plusieurs chevreuils aujourd’hui. Un ravage d’au moins cinquante têtes, entre Valcourt et Racine, sorties du bois pour brouter l’herbe apparue.  Une femelle maigre effarouchée traversant le rang 3. J’ai même vu l’Albinos qui se tient dans le secteur du golf à Valcourt.

La vapeur blanche et fugace, devant mon visage, se forme et disparaît comme par magie à chacune de mes expirations. J’approche du haut de la bute, près du chemin Benoit.  Une masse apparaît sur le bord de la route. C’est une carcasse. Une vieille et grosse carcasse.  Ce n’est pas la moufette ou le raton habituels, ni le renard éventré ou le chat devenu une galette.  Ni même le gros et rond porc-épic saignant. C’est un chevreuil à moitié dépiauté avec une tête décharnée percée du trou noir et profond de l’orbite oculaire. Une carcasse rosée si monstrueuse qu’elle en devient belle. Je m’arrête et la prends en photo.

                                                            * * *

Nous ne sommes ni blancs, ni noirs. Ni bons, ni méchants. Nous sommes multiples, imbriqués, enlacés, perdus, retrouvés, fuyants ou immobiles.

Je suis la dinde attentive. La vache éteinte. Le cheval perçant. Le canard bienveillant.  La marmotte insouciante. Le mulot impulsif. Le chien enragé. Le chevreuil affamé. La carcasse dévorée.

J’ai acquis, depuis ma naissance, toutes ces peaux, je porte tous ces masques et je sais qu’un jour, je perdrai tout et retrouverai l’enfance, mon état premier d’animal.

Nicolas Proulx, Racine le 3 août 2020

(Vous pouvez aussi me lire sur mon blogue lapromessedunord.com)

 

 

 

 

 

 

 

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