Histoires de chemins
En bon humain, la première chose à laquelle j’ai pensé c’est l’odeur. Snif, snif. Rien. Fiou.
Puis vite j’ai réalisé que je venais de faucher une vie. Claquement de doigts. Clignement d’yeux. Pouf. Fini. J’ai pensé à la bête. J’ai pensé à sa vie. Elle a été petite. Elle a tété sa mère. Elle a échappé à des dangers, fui des prédateurs, souffert de la faim, joui de trouver à manger. Dans un anonymat absolu, elle a vécu une vie d’aventures que l’on ne saura jamais, comme toutes les bêtes sauvages.
J’ai pensé: elle a une histoire cette bête.
***
Je roule sur le chemin Nord* qui devient une trace du passé, un trait fixe, témoin immuable du passage des époques. J’imagine le tracé originel. Une piste animale à l’empreinte séculaire? Les vestiges d’un sentier indien? Les ornières de charrettes loyalistes? Ou simplement la vision arbitraire d’un jeune fonctionnaire, rouleur de r, du Ministère de la Voirie au début du siècle?
Mon vélo devient une machine temporelle. Je vois la vie d’il y a 70 ans. Le même chemin, les mêmes courbes, la même pente, mais un autre monde. Plus vivant, plus grouillant. Des fermes plus nombreuses, les vaches aux champs, les poules tout partout, les cochons à l’abattage derrière la grange. Des enfants qui courent. Des vieux sur les galeries. Des charrettes, en file le dimanche, attelées à des chevaux puissants. Des fourches plantées dans des charges de foin lousse. Des blizzards opaques où même les fanaux deviennent invisibles.
Il y a eu une maison là. Une collision de voitures, quelqu’un a peut-être souffert ici. Des confidences faites, dans le tournant, sur un secret de famille entre deux marcheurs. Un mot acerbe anglais dit à un voisin francophone (ou l’inverse) au-dessus d’une clôture mitoyenne. Un je t’aime, une main prise, juste en haut de la côte. Un enfant jouant dans le ruisseau, en bas, dans la coulée. Une femme a peut-être senti ses premières douleurs, accroupie ici, dans ce potager qui n’existe plus.
Je ne suis pas historien, ni friand d’éphémérides. Juste un cycliste qui aime écrire. Mais je sais que le passé existe et que je roule à travers, qu’il me lie à ma vie et y donne un sens.
Que le passé, aussi, est un paysage.
* * *
Plus vivant que jamais.
Nicolas Proulx
Racine, le 31 août 2020
lapromessedunord.com
* Le chemin Nord sert d’exemple, les événements ou images que j’y associe sont peut-être crédibles, mais évidemment fictifs.
Un avis au sujet de « CHRONIQUE L’AVALÉ DU VAL – HISTOIRES DE CHEMINS »
Belle plume. J adore
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