Le Val-Ouest

Chronique L’Avalé du Val – Le bout blanc du fil rouge

Il n’y a pas d’étoile dans le ciel en cette soirée du 24 décembre 2020.  Les lumières de Noël, aux fenêtres éteintes, n’égaient rien.  Il n’y a pas de fête.

Je m’en vais voir mon père au CHSLD.

Je suis seul.  Obligatoirement seul.

L'Info-Val

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Je ne sais pas si c’est la musique des Colocs, cette plainte viscérale qui joue à fond dans l’habitacle ou l’apparition, sur l’accotement, des yeux blancs d’un animal effrayé qui me font penser à cette nuit-là.  La nuit où Pénélope, la chienne de mon père, s’est fait frapper.  Il l’avait trouvée sur la route, le ventre ouvert, encore vivante.  Il l’aimait.  Il l’avait portée jusqu’à l’étable, placée sous une lumière chauffante.  Elle souffrait et saignait; il l’avait soulagée avec un peu de morphine, puis, ne voulant pas qu’elle meurt, l’avait recousue au milieu de la nuit avec le fil blanc de ma mère.  Au matin, le fil était devenu rouge, seul un bout, encore blanc, pendait sous la plaie.  Pénélope était morte.

L’intensité des percussions chauffent mon esprit.  Je suis transporté dans la mémoire, la mienne et celle, perdue, de mon père.  Je quitte mes collines adoptives et rejoint la grande plaine nocturne de nos enfances, porté par cette musique qui m’amène encore plus loin, peut-être au bord de sa folie que je sens pouvoir devenir un jour la mienne.

J’arrive à l’hôpital.  Tout est calme.  Un sapin à l’entrée des urgences clignote, on dirait un code caché.  Ou un appel au secours.  La salle est pleine d’ombres masquées, des corps assis et silencieux.  Dociles.  Du côté des résidences, le gardien de sécurité, derrière son plexiglass, me tend un masque tout en dodelinant de la tête au son de Petit papa Noël.  Sa joie couvre peut-être la solitude, la peur et la démence venant des étages et dont je sens les vibrations.

Les portes de l’ascenseur s’ouvrent au quatrième.  C’est la pénombre.  Le silence feutré de la vieillesse.  L’odeur distinctive.  Quelques préposées masquées vaquent à des tâches tranquilles, l’une raccompagne à sa chambre avec douceur monsieur Lemire qui erre en demandant sa mère, l’autre se penche pour essuyer la bouche baveuse de madame Legardeur, prisonnière de sa chaise roulante.  Je croise le regard d’un troisième qui marche doucement vers une chambre où l’on entend un râle profond et glaçant.  Je le sens rassurant, habitué.  Aimant.

J’arrive à la chambre de mon père.  Il est assis sur sa chaise, dans l’ombre, les yeux fermés.  Je m’assois devant lui.  Seul le grondement sourd et froid de l’ascenseur habite le silence.  Je le regarde.  Son visage bouge, ses bras bougent, il fait des gestes avec ses mains comme s’il écrivait ou s’il vissait quelque chose.  Puis ses bras se tendent vers moi et se replient, comme de grands gestes d’invitation.

Salut p’pa.

Mon père ouvre les yeux.  Il ne me reconnaît pas.  Je lui touche la main.

C’est moi.  Je suis venu te voir. 

Je fais sourire mes yeux en sortant de ma poche une petite boîte métallique.

C’est Noël!

Il ne réagit pas.  Je force ma voix étouffée dans mon masque que je n’ose pas baisser.

C’est moi, ton fils, on est le 24, je t’ai apporté du sucre à crème.  Joyeux Noël p’pa!

Il me regarde, sans rien comprendre.  On dirait qu’il tente de placer dans sa tête les morceaux d’un casse-tête trop compliqué.  Il referme les yeux et retrouve son aventure. Ses coudes se rapprochent, ses doigts se touchent ou s’effleurent.  Soudain, il ouvre les yeux, son regard s’agrandit comme s’il voyait quelque chose derrière moi.

Qu’est-ce qu’elle fait là elle!?

Je regarde derrière, ne vois rien.  Je me retourne, il semble abasourdi.

Ah ben Bonyousse!  C’est Pénélope!

J’accuse le coup.  Qu’est-ce qu’elle fait là, en effet?   Comme si cette veille histoire voulait s’extirper de nos souvenirs pour venir nous parler, nous révéler quelque chose.  Mon père semble ému.  Il me regarde comme s’il voulait partager sa joie.

T’as vu ça mon fils?

Je me retourne et je la vois.  Pénélope.  Assise dans le coin, les yeux humides d’affection, la queue qui balaie le sol, prête à bondir.  Je la reconnais.  C’est bien elle!  Mon père sourit de toutes ses dents, il tape sur ses cuisses.

Viens, viens ma chienne!

Elle se lance sur lui, excitée, jappeuse.  Mon père rit aux éclats.  Je ris avec lui, me laisse entrer dans cette magie, cet espace que je veux partager avec lui.  Pénélope est là,  apparue, vivante, j’enfouis ma main dans son pelage.

Soudain, ça cogne à la porte.  C’est le préposé, il passe sa tête.  Je fige.  Pénélope jappe gentiment vers lui.  Il la regarde, puis nous regarde, souriant.

Je suis venu vous dire qu’à minuit, il va y avoir une fête.  En attendant, continuez d’avoir du fun!

Il ferme la porte.  Pénélope va vers la fenêtre, appuie ses pattes de devant sur le rebord en jappant.  Mon père se lève, je l’aide, je le sens solide.  Sa chienne nous regarde approcher, folle de joie.  En bas, au bout du stationnement mal éclairé de l’hôpital, se tient le p’tit Ford gris, le tracteur de la ferme, celui de mon enfance, celui avec lequel mon père a su exploiter sa petite ferme.  Pénélope saute, en alternance, de nous à la fenêtre, sa joie est une invitation.  Mon père se tourne vers moi.

On vas-tu faire un tour?  J’aimerais ça voir tes collines.

On décide de sortir en douce.  Mon père s’assoit dans sa chaise roulante.  Pénélope se couche sur ses cuisses.  On la recouvre d’une couverture.  On se croirait dans Un zoo la nuit.  Nous sortons et roulons jusqu’à l’ascenseur, croisons le préposé complice qui nous sourit d’un air mystérieux.

Dépassez pas minuit, c’est ben important…

Nous descendons, passons l’entrée un peu stressés par les «cuisses» trop gigoteuses de mon père.  Le gardien n’est pas dupe, mais nous laisse passer.  C’est Noël après tout.

Le p’tit Ford est là, le nez en courbes grises, les phares comme des yeux de grenouilles, les ailes courtes, mais fortes.  Mon père est ému, il se lève.  Pénélope est libérée, elle court tout autour du tracteur en jappant de bonheur comme elle le faisait autrefois.  Je m’approche pour toucher un pneu, il est froid et dur.  Puis mon père s’amène, monte, lève une jambe et s’installe sur le siège.  Je monte derrière sur la barre à trous et m’assois sur l’aile gauche.  Pénélope est aux anges, sa joie contient la puissance qui donne vie à nos mouvements, nos visions, notre aventure.

Mon père pèse sur la clutch, tire le choke, appuie sur le démarreur.  Le grondement est intact.  Il allume les phares, embraye, puis lâche doucement la pédale.

File, file Pénélope!

C’est elle qui nous tire.  Au début, elle court, elle galope devant nous sur la route, le corps effilé. Nous roulons derrière elle, confiants, cheveux au vent.  Puis elle s’envole et nous la suivons.  Nous volons maintenant.  Notre attelage, rapide et fringant, traverse le ciel noir en cette nuit de la Nativité.  Je me débarrasse de mon masque qui disparaît dans la nuit comme une oie blanche libérée.

Nous survolons la grande plaine originelle que les fenêtres, qui se rallument, éclairent faiblement.  Nous devinons les labours foncés et le beige des chaumes de ce décembre sans neige.  Pénélope tourne vers le sud et ralentit.  Le vent se calme à nos oreilles, nous distinguons, derrière nous, au loin, le tintement des clochettes, nous nous retournons vivement.  Trop tard.

Notre chevauchée survole maintenant, à basse altitude, les terres d’enfance de mon père.  Pénélope contrôle tout, nous apercevons aux fenêtres de la maison natale, les silhouettes heureuses de ses frères et sœurs.  Mon père me regarde, ébahi.

J’ai vu papa et maman!

Je suis ému avec lui.  Pénélope reprend de la vitesse et nous repartons vers mes collines.  Devant nous, la lune apparaît une seconde dans la frange d’un nuage et disparaît aussitôt.  L’éclairci nous permet d’apercevoir ce petit avion qui s’approche sans danger et passe au dessus de nous.  Nous avons le temps de reconnaître aux commandes le cinéaste Lauzon et ses trois passagers : Dédé Fortin, Nelly Arcand et Hubert Aquin.  Nous les saluons de gestes amples de la main.

Nous nous retrouvons au sud, dans mon pays d’adoption, nous glissons doucement vers le sol, survolons mon village, frôlons le clocher et atterrissons sur le sentier bordé des grands peupliers.

On est arrivés p’pa!

Nous débarquons et marchons sur le sentier.  Doucement.  Le noir des champs vallonnés de chaque côté.  La forêt invisible devant.  Je suis chez moi.

Peux-tu me croire comme c’est beau ici?

Mon père me croit, me comprend.  C’est lui qui m’a donné cet amour du territoire, le regard pour voir sa beauté.

J’ai pas besoin de voir pour trouver ça beau, j’t’e crois, tu peux pas savoir…

On marche en silence dans la nuit, on oublie que c’est Noël.  Pénélope est là, tranquille, elle nous laisse être ensemble.

Serais-tu capable me dire comment ça se passe dans ta tête au CHSLD?

Mon père me regarde.

C’est un grand, grand mélange…  Un grand flou noir…

On marche.

Est-ce que c’est souffrant?

On entre dans la forêt.  Au dessus de nous, le ciel s’amincit, on peut voir les branches.  Mon père lève la tête et regarde les entrelacements.

Une chose est sûre, en ce moment je suis bien avec toi ici, dans tes paysages.

Pénélope s’approche de nous en jappant.  Mon père la flatte dans le cou.

Tu veux qu’on retourne ma belle.  C’est le temps.

Nous retournons au p’tit Ford.  En m’installant sur l’aile, j’ai une idée.

On pourrait passer au dessus de la ferme, ça nous rappellerait des souvenirs quand j’étais petit. 

Mon père regarde Pénélope qui soutient ce regard, un regard humain.

Je ne sais pas si on a le temps.

Elle se met à courir et s’envole à toute vitesse, le tracteur a peine à suivre, les tournants sont secs, il faut s’accrocher.  Nous sommes de retour au dessus de la plaine, décoiffés.  Pénélope bifurque un peu à l’est, vers la ferme de mon enfance.  Plus elle s’approche, plus l’envol est incertain et dangereux, elle perd de l’altitude, et du sang, nous craignons l’écrasement.  L’atterrissage est violent.

Nous nous retrouvons de travers dans le chemin, à l’endroit même où, jadis, elle fut frappée.  La maison et les bâtiments de mon enfance, plus loin, ont changé, je ne les reconnais plus, le charme n’opère plus.  Pénélope n’arrive pas à tenir debout, elle tombe sur le côté, la plaie recousue sur son ventre est réapparue, le bout blanc du fil brille à la faveur d’un éphémère rayon de lune.  Mon père s’approche d’elle.

On aurait jamais dû venir icitte ma belle. 

Il pleure.

Je t’avais pas recousue comme il le faut.

Je m’approche de mon père et m’agenouille avec lui près de sa chienne.  Je m’en veux de mon idée et de me sentir pressé.

On va être en retard à la fête…

Mon père sort de sa poche une aiguille et passe le fil blanc dans le chas.

Je vais finir de la recoudre.  Tu vas vivre Pénélope! Tu vas nous ramener. 

Il rapproche une main de la plaie, puis l’autre de l’aiguille.  Pénélope gémit.  Je pose ma main sur son bras.

Peut-être qu’elle a trop souffert cette nuit-là p’pa? 

Mon père arrête son geste.  Je le regarde.

Peut-être que tu n’aurais pas dû la recoudre…  Plutôt la soulager…  Et la laisser partir…

Pénélope regarde mon père.  J’enlève ma main de sur son bras.  Puis très délicatement, mon père dénoue la suture. Pénélope ferme les yeux et s’éteint doucement, la tête appuyée sur la paume de sa main.

Une petite neige silencieuse tombe et brille sous l’éclairage des phares exorbités du p’tit Ford.  Mon père porte Pénélope dans ses bras et s’assoit sur l’aile alors que je prends le volant.  Minuit approche, nous volons jusqu’à la ville, sur le bord du grand fleuve, jusqu’à l’hôpital, jusqu’à la fenêtre de la chambre de mon père que nous enjambons au moment où les clochers, nombreux, se mettent à résonner.  Minuit sonne.  Nous sommes de retour.  À temps.

Dans la chambre, mes sœurs et ma mère, les conjoints et les conjointes, petits et arrières, tous nous attendent.  Mon père dépose amoureusement Pénélope dans le coin où elle est apparue.  Nous nous retrouvons, nous enlaçons, nous embrassons.  Ma mère ouvre la boîte de sucre à crème.  Mon père se régale.  On se régale tous.

Derrière la porte, une voix forte et belle vibre et nous attire.  On entend de la musique.  Mon père l’ouvre et nous sortons.  Monsieur Lemire chante le Minuit chrétien accompagné à l’orgue par le préposé qui nous accueille de son plus beau sourire.  Madame Legardeur donne un p’tit bec sur le bec à son mari.  Tous les résidents sont dans le corridor, entourés de leurs enfants et de leurs petits-enfants, tous, les préposés et les infirmières aussi, se tiennent par les mains, les bras, les hanches, certains sont même enlacés tout en chantant en choeur le refrain…

…chante ta délivrance…  Noël!  Noël!

Puis c’est la fête!  Les violons, la danse, les p’tits boires, les enfants, les cadeaux.  Le fun!  On voit même une belle préposée en camisole-bedaine «danser-collé» avec un infirmier torse nu, cut comme un pompier.

La nuit s’épuise tranquillement, les familles quittent les unes après les autres, l’ascenseur ne dérougit pas. Les résidents, voûtés, en marchette ou en chaise roulante, retournent à leur chambre.  À leur monde arrêté.  Les employés se replacent et se masquent. Le silence se réinstalle.  Ma mère, mes sœurs et les autres doivent quitter pour respecter les règles.  Masqué, je raccompagne à sa chambre mon père qui est de retour dans son grand mélange foncé.  Je l’aide à s’assoir.

Je vais partir p’pa.  J’ai aimé ça être avec toi ce soir.  Je t’aime.

Il me regarde, sans trop comprendre.  Puis il regarde dans le coin de sa chambre.  Un sourire se forme sur son visage.

* * *

Chronique L’Avalé du Val - Le bout blanc du fil rouge

Je roule jusqu’à chez moi, à travers le Val St-François, beau comme une perle.

Tout le monde dort encore.  Je monte à pas feutrés jusqu’à la chambre de mon fils, ce grand efflanqué d’adolescent qui dort du sommeil de l’innocence.  Je sors de ma poche le fil de Pénélope, ce fil rouge avec un bout encore blanc et le dépose sur son bureau.

Pour toi mon fils.

Fin

* * *

Je vous souhaite, gens du Val, un Noël beau et vrai, une année de paix, d’amour et de santé.  Je vous remercie de me lire, c’est un cadeau…


Nicolas Proulx, 21 décembre 2020, Racine

lapromessedunord.com
Lire la chronique précédente : Chronique L’Avalé du Val – Novembre, dehors

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