Au printemps 2023, voilà qu’une Outarde venait se joindre à notre petit groupe d’oies domestiques. J’écris Outarde, mais je devrais plutôt écrire Bernache du Canada. Il n’existe pas d’outardes au Canada. Ce qui fait dire à certains malins qu’il faudrait rebaptiser la Chute-aux-Outardes et la Pointe-aux-Outardes qu’on retrouve sur la Côte-Nord… Je ne vais pas entrer dans ce débat. Ce qui m’intéresse c’est l’histoire de cette survenante qui est venue se poser dans nos pâturages pour ne plus en repartir. Son histoire est touchante.
L’introduction d’un nouvel animal dans un groupe est rarement simple. L’événement n’a pas fait exception. Chacun était sur ses gardes. Que vient faire ici cette intruse ? La période de réflexion a été de courte durée. Très rapidement les jars ont pris le contrôle de la situation signalant sans équivoque à l’étrangère qu’elle n’était pas la bienvenue. La négociation s’est poursuivie un bon moment, marquée par de nombreux éclats de voix doublés de larges et hostiles mouvements d’ailes. Une chasse gardée est une chasse gardée.
De guerre lasse, il a bien fallu que les ténors de la résistance se rendent devant l’obstination et la ténacité de l’imperturbable visiteuse. L’espace est vaste et les règles de cohabitation sont assez claires pour que sa présence ne dérange pas trop. Quitte à les lui rappeler au besoin. C’est ainsi que s’est terminé ce premier épisode d’une intégration sociale qui connait ses hauts et ses bas, mais qui tient encore à ce jour.
Nous avons fini par apprendre qu’un an plus tôt, un kilomètre plus loin, un voisin avait sauvé un oison qui avait perdu ses parents. Soigné puis placé pour l’hiver dans un espace restreint avec un groupe d’oies blanches, il aurait été le souffre-douleur du groupe, notamment des mâles. Le printemps venu, la bête devenue adulte aurait profité d’une sortie pour faire faux bond à ses bourreaux et venir tenter sa chance chez nous. Elle espérait sans doute avoir trouvé la terre promise. Elle n’en était pas loin bien sûr, mais tout de même…
Vous vous doutez bien qu’elle n’a pas été accueillie à ailes ouvertes comme on accueille à bras ouverts, il s’en faut. Mais elle avait suffisamment d’espace pour parer les coups et se tenir à distance prudente, ce qui semble avoir eu raison de ses inquiétudes. Il faut bien dire que nos oies sont bien élevées. De fait à peine quelques jours après son atterrissage elle pouvait circuler sans craindre les charges intempestives de ses blancs cousins pourvu qu’elle se tienne à distance respectable. Ce qui ne l’empêchait pas de suivre le petit groupe jusqu’à y occuper par intermittence le poste de vigile pendant les siestes de ses cousins cousines.
L’été s’est déroulé dans ce climat de tolérance mutuelle, de collaboration occasionnelle, mais aussi de petites guerres de territoire. Par exemple, elle n’était pas tolérée dans de la petite mare d’eau lors des baignades dédiées au toilettage et au lissage des plumes, opération qui s’effectuait dans un grand battement d’ailes, toutes plumes de vol déployées. Il lui fallait attendre que toutes les oies soient sorties de l’eau. Puis, au début de l’automne, un couple de bernaches est venu, à plus d’une reprise, se poser à courte distance du groupe sans doute en raison de sa présence. Elle n’a aucunement réagi. Peut-être n’a-t-elle pas vu en eux de ses semblables faute d’avoir connu l’empreinte 1 de ses parents au moment de sa naissance. Allez savoir. Elle n’a pas davantage réagi au passage des bruyants voiliers de ses congénères en route vers leurs quartiers d’hiver.
Ce printemps, après un hiver encabanée, alors qu’une cohabitation raisonnable avait marqué le temps, la petite cohorte a retrouvé le grand air. Nous étions fort curieux de voir comment avait évolué la dynamique du groupe. La nouvelle venue aurait-elle perdu son statut d’étrangère tenue à distance ? Aurait-elle trouvé sa place dans la hiérarchie des prétendants à la reproduction en cette période des « chaleurs » ? Apparemment non. En raison d’une barrière reproductive ? Fort probablement. Mais peut-être aussi en raison du machisme ordinaire des jars reproducteurs s’il s’avérait que notre bernache fût un mâle !
Nous avons dû nous rendre à l’évidence, loin d’être davantage intégrée, elle semble être davantage isolée. On ne la voit plus faire le guet, elle se tient souvent à plus grande distance du groupe. Son statut s’apparente à celui d’une immigrante qui aurait accepté les limites de son intégration à sa société d’accueil. Bien sûr, j’anthropomorphise un brin, mais je n’ai pu m’en empêcher en observant chez cet être les signes d’une forme de résignation. Curieux cette ressemblance avec certains de nos comportements à l’endroit des « étrangers »…
Sur ce, bon été, bonnes vacances !
1 Empreinte : Les oisons considèrent la première chose en mouvement vue à leur naissance comme leur mère, puis, plus tard, comme un partenaire.