Le Val-Ouest

L’Avalé du Val – Chronique à fragmentations

Fin février.  Je tourne en rond dans la maison.  Enfermé en moi-même.  Ma blonde me regarde ne rien regarder à la fenêtre.

Arrête de penser à ça, va skier.

L'Info-Val

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Je débute, à Montréal, ma formation en écriture cinématographique.  Nous sommes le 11 septembre 2001.  Le matin est clair et ensoleillé.  Nous attendons que commence notre atelier d’écriture.

Le premier avion percute une tour.  Nous recevons l’autre en plein visage.

L’effroi.

La réalité rejoint la fiction.  Je suis dans un vrai scénario ou dans une fausse vie.  Mon cerveau tourne en boucle incapable d’assimiler les images à la télé.

*

Elle tient la main de sa mère.  Elles attendent en file.  Elle a fait pipi dans sa culotte, sa mère ne voulait pas sortir de la file pour chercher une toilette de peur de perdre leur place.  Elles entendent, au loin, les bombardements.  Elles ont froid.

J’ai peur maman.

*

La première tour s’effondre…puis la deuxième.  Je suis figé devant la télé.  Une brume épaisse, partout, dans mes pensées, dans mes émotions.  Des corps couverts de cendres sortent de l’enfer et avancent comme des zombies.

*

Je sors finalement skier.  Les bras devant, j’avance.  Poutine, hier, a mis en alerte ses forces nucléaires.  Il bombarde les villes.  Il envahit l’Ukraine et m’envahit.

Je skie autour de chez moi, dans la forêt blanche.

Je skie et soudain les troncs sont couverts de suie, les branches, noires et fumantes, les neiges, boueuses.  Un chevreuil, une jambe arrachée, se traîne et meurt devant moi.

*

J’ai peur moi aussi mon amour, mais on va s’en sortir, tout ira bien.

Elle tient la petite main de sa fille.  Elle se sent comme dans un film sur la deuxième guerre mondiale.  Elle pense au film La vie est belle de Benigni.  Elle voit un soldat.  Elle voit un tas de gravats.  Elle croise le regard effaré d’un vieil homme.

*

La fiction est un recours face à la souffrance.

*

Un échange impitoyable.  Un dialogue absurde, presque comique, venu je ne sais d’où, peut-être de cette plaie de cendre et de sang en plein cœur de New-York.  J’entends les voix.  Je les écris, ce matin-là.  Une mère, violente :

-Mange ton poulet, ma p’tite crisse!

La fille calme, lucide, reflétant la souffrance de la mère:

-C’est la blessure en toi, maman, qui te rend si fâchée.

-Ta gueule ma p’tite crisse, mange ton poulet!

-Tu souffres maman, tu souffres de ton enfance…

Ça continue comme ça, absurdement, pendant des pages…

*

Ma mère et nous autres, mes sœurs et moi, on ne s’entend pas toujours.  On en parlait cette semaine.  Ma mère, toujours aussi transparente et lucide, a dit :

Votre grand-mère Fernande, à la fin de sa vie, disait que les vieux se voient eux-mêmes toujours plus jeunes qu’ils ne le sont tandis que leurs enfants les voient toujours plus vieux qu’ils ne le sont; on ne se rejoint plus… C’est comme ça la vie!

Plus tard, dans la semaine, j’ai entendu, comme un écho déformé aux paroles de ma grand-mère, Yan Moix, l’écrivain Français, faire le chemin inverse, comme si, en quelque lieu de profondeur, la guerre pouvait avoir fonction de réconciliation.  Je paraphrase :

La guerre rend subitement adulte les enfants et ramène, à l’état d’enfant, les adultes; ils s’y rejoignent.

*

Nous nous éloignons dans la paix.  Nous nous rapprochons dans la guerre.

*

La mère pleure.  Les larmes coulent sans bruit.  Elle sent la main de sa fille dans la sienne.  Une petite main chaude.  Cette main est la seule force qu’il lui reste.

Elles se rapprochent de la gare.  Ça se bouscule, ça crie.  La mère se penche, prend sa fille dans ses bras, cache son visage dans ses cheveux, dans son cou, la serre fort.

Je t’aime, tout ira bien ma fille.

*

Je skie.

La forêt retrouve sa lumière.

Nous sommes en mars. Les traces d’affrontements des animaux sont partout dans la forêt.  Les proies et les prédateurs laissent sur la neige leur message de paix.  Codé.

Mars est le mois de la perdrix terrée dans la neige.

Mars est le mois de la mort de mon père.

Hier, sur le bord de la piste, la gélinotte est sortie de son trou comme une petite bombe retournant vers le ciel.

J’ai sursauté.

Je m’invente une histoire.

Je crois que c’est mon père qui passait par là.

Tu me manques papa, mais je sais que tu es là.

Dis-moi, est-ce que c’est mieux là-haut qu’ici-bas?

 

Lire la chronique précédente : L’Avalé du Val – Vingt-trois kilomètres

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