Le Val-Ouest

L’Avalé du Val – J’ai 10 ans

Un froid vif et soudain a saisi dans sa pince le redoux de janvier.  Un soleil victorieux gorge de sa lumière le paysage figé.  Dans les champs, les mares formées par les dernières pluies sont devenues de grandes patinoires lisses et brillantes.

Mon père me propose d’aller patiner et jouer au hockey, là-bas, en plein milieu du champ.  Ce n’est pas la première fois, j’ai déjà mon bâton, mes vieux patins à tuyau donné par le frère de mon père.  Je sais patiner, je ne sais plus trop où j’ai appris, au lac de mon grand-père, à la patinoire du village ou sur des bouts de rigoles gelées, mais, toujours, me semble-t-il, sur une glace raboteuse.  Ce matin, la surface est un miroir, comme si la Zamboni avait passé deux fois.  Sur le côté, mon père m’aide à attacher mes patins.  On forme des buts avec des mottes de neige dure que le vent transporte tellement la glace est glissante.  Le froid pique mes lobes d’oreilles qui dépassent de ma tuque des Canadiens.  On joue.  Je déjoue mon père.  Il dit que je suis bon.  Je suis heureux.  Le hockey coule dans mes veines.

J’ai 10 ans.

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Je suis né ce matin, en pleine nuit de Noël, en pleine tempête.

Le docteur est sorti de sa fête pour me sortir du ventre de ma mère.  Les infirmières sont joyeuses, mes sœurs m’attendent à la maison comme le plus beau des cadeaux.  Ma mère, courageuse, a tout fait.  Je suis dans les bras de mon père.  Ce soir, les Canadiens ont gagné 4-0 à Détroit contre les Red Wings.  Béliveau n’a pas marqué, mais Jacques Laperrière a eu deux passes.  Mon père l’a entendu quand il a tendu l’oreille à la radio.  Il me regarde et sourit.

J’ai 10 ans.

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Dans la chambre de la petite maison de mes parents, un rai de soleil entre par la fenêtre habillée du rideau de dentelle que ma mère a crocheté avec amour.  Je suis entre deux sessions universitaires.  Sans direction.  Sans énergie.  Couché sur le lit, replié sur moi-même, je ne sens pas le réconfort de cette lumière sur mon visage.

Les pensées dans ma tête s’accélèrent et tourbillonnent en une sorte de spirale qui s’emballe.  Je sens que je perds le contrôle et ça me fait peur.  Je me lève, marche, fais les cent pas.  La spirale continue de tourner.  Je me recouche, je cherche une issue, des pensées qui apaisent.  Je pense au hockey.  Quand je jouais au hockey.  Je me vois sur une patinoire, l’hiver, dans un village, seul avec un bâton, une rondelle.  Je patine, je lance sur les bandes, lancés frappés, lancés du poignet, je déjoue, je pivote.  Je respire.

La spirale s’est arrêtée.  C’est passé.  Le hockey m’a sauvé.

J’ai 10 ans.

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Sur la grande table de bois du centre communautaire, une vingtaine de petits trophées en forme de rondelle de hockey sont alignés, tous pareils, égalitaires, inclusifs, non compétitifs.  Je reçois tout de même le premier comme meilleur pointeur de mon équipe.  Je suis à ma deuxième année pee-wee.

C’est la femme du coach qui remet les récompenses.  Je m’approche de la table, d’elle qui tient le trophée dans sa main et qui me sourit.  Elle me le remet, me sert la main, se penche et me fait la bise.  Je vois la rondeur de ses seins lovés dans un soutien-gorge noir dentelé.  Je sens son parfum.  Elle se relève, me regarde, je la regarde.  Je retourne à ma place sous les applaudissements.

J’ai 10 ans.

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Mon gars invente des histoires avec ses figurines des Télétubbies.  Son imaginaire court partout, avec aisance et drôleries.  Je lui achète un petit bâton de hockey pour jouer au sous-sol avec lui.  On joue trente secondes puis il laisse tomber son bâton à ses pieds.

Je m’inscris dans une ligue de garage.  Je me rééquipe au complet.  Je ne me souviens plus comment m’habiller.  Je me pratique la veille de ma première partie.  Je suis debout au milieu du salon, perché sur mes patins neufs, casqué, ganté, culotté.  Mon gars interrompt son imitation de Tinky Winky, il aperçoit mon large sourire derrière ma grille.  Le lendemain, chaque présence sur la glace est un tour de manège, je fais même bouger les cordages.  Je suis heureux.

J’ai 10 ans.

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On participe au tournoi Bantam de St-Georges de Beauce.  Je suis une recrue.  Je loge dans une famille inconnue.  Je ne me sens pas à l’aise.  Je m’ennuie de ma mère, comme on dit.   Ce soir, on joue contre St-Georges, les gars en face de nous ont des grosses barbes.  J’ai la chienne, mais je ne me défile pas, je vais dans les coins où je me fais ramasser d’aplomb. De retour au banc, j’ai mal partout.  Le coach engueule les vétérans de l’équipe, il me pointe : lui, il a pas peur d’aller dans les coins!

Dans l’autobus, au retour, les plus vieux se ventent des filles qu’ils ont rencontrées, de ce qu’ils ont vu, de ce qu’ils ont fait…  J’écoute, impressionné, sans le laisser voir.  J’ai peur qu’ils me posent des questions.  Le capitaine me regarde, un sourire en coin.  Lui, il a pas peur d’aller dans les coins.  Tous se mettent à rire, moi aussi.  Je sens que je fais partie de la gang.

J’ai 10 ans.

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Guy Lafleur est mort aujourd’hui.

Ça me secoue.  Je l’annonce à mon gars.  Je lui dis que le Démon blond représente le hockey, mon enfance, ma culture.  Notre culture.  Le hockey coule dans tes veines, mon gars, que tu le veuilles ou non.  Penché sur son téléphone, il lève un œil, il semble sceptique.  Il comprendra peut-être un jour.

Guy Lafleur est mort aujourd’hui.

J’ai 10 ans.

Lire la chronique précédente : L’Avalé du Val – Le dernier des Estriens

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