Le Val-Ouest

L’Avalé du Val – Le dernier des Estriens

Je suis Estrien, de cœur, de corps, d’âme et… d’adoption.  Je suis entré dans ce pays en 1988, à 21 ans, par la colline universitaire où mon père est venu me porter un bon soir de la fin du mois d’août.  Depuis mes 18 ans, j’errais comme un chien pas de médaille, peinant à faire mes études, papillonnant d’un cégep à l’autre, d’une région à l’autre, déraciné pour cause de famille, on va dire ça comme ça.  J’avais quand même réussi à me faire accepter dans quelques universités, dont celle de Sherbrooke.

Je ne connaissais rien de cette ville à part son poste de télé, CKSH-TV canal 9, qui « rentrait » chez nous, dans le Sainte-Eulalie centre-du-québécois de mon enfance.  J’y entendais souvent des noms de rue anglais – la King, la Queen, la Wellington – mais, surtout, on y présentait tard le soir, en toute exclusivité, et bien avant le classique Bleu Nuit, des films fort évocateurs berçant les nuits de ma prime adolescence.  Du fond de ma chambre, le 9 de Sherbrooke, accessible d’un habile tour du poignet sur la roulette beige de ma vieille télé noir et blanc, canalisait une partie des énergies de mon adolescence.  Sherbrooke, reine -déshabillée- des Cantons-de-l’Est!

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Je m’égare.

La première fois que je suis allé à Sherbrooke, j’ai tout de suite ressenti une sorte de paix, d’accord.  C’était plus tôt cet été-là, j’étais venu visiter le campus pour voir.  Je me souviens de m’être perdu autour de la rue Galt et de la rue Denault et de me retrouver dans la côte à la sortie du pont Jacques-Cartier. Le temps était clair et bon.  Je n’avais aucune idée où j’étais, aucun repère, mais j’étais conscient de cela et conscient de cette conscience-là.  Ce jeu d’esprit me calmait, me convenait.  Je voyais les passants et je m’amusais à les considérer comme des experts de Sherbrooke.  Je me projetais en eux.  Je deviendrais eux.  Je connaîtrais un jour cette ville par cœur.  J’étais perdu, mais j’avais trouvé quelque chose, c’était beau autour de moi, je me sentais rassuré et je souriais. Je vibrais aux immeubles, aux portes, aux vitres, aux trottoirs, mais, surtout, à la route elle-même, sa couleur, sa composition, comme si j’en faisais partie. Un sentiment qui n’allait jamais me quitter.  Les rues et les boulevards, à Sherbrooke (et graduellement les chemins, les champs et les collines de l’Estrie), c’était ma peau, sous ma peau, en moi.  J’allais aimer cette ville.  J’allais aimer dans cette ville.  J’allais écrire dans cette ville

Ce premier soir aux résidences étudiantes, mon père, avant de me quitter, m’a serré la main après m’avoir aidé à transporter mes boîtes dans ma petite chambre.  Je ne sais pas ce qu’il a pu me dire.  Peut-être bonne chance!  Il m’a sûrement dit salut! à la fin, oui ça c’est sûr.  Je l’entends son salut! là, très bien.  Tendre et détaché en même temps, rassurant, mais qui s’inquiète

Mais ce soir-là, je n’étais pas avec lui, je le laissais retourner à ses thèmes, à sa vie.  J’étais déjà dans la mienne, ma nouvelle vie.  Je me souviens que j’avais transporté mes livres dans une caisse de 24 d’O’Keefe.  Ç’avait fait bon effet auprès de mes voisins de chambre et aidé tout de suite à mon intégration sociale.  Je commençais déjà à créer des liens, à trouver des amis, à former ce qui allait devenir mon réseau, une belle brochette de chiens pas de médaille rentrés au bercail.

Je suis donc vite devenu Sherbrookois. J’ai vécu dans cette ville 16 ans.  J’y ai mille souvenirs.  Précieux comme mille gemmes.  Qui pèsent sur mon cœur comme mille chansons à offrir, mille textes à partager, un film à écrire.  Qui brûlent comme mille pauvres et banals souvenirs de jeunesse éclairant toute vie humaine.  Sherbrooke est devenue ma muse.  Je me pendais à sa gorge, au bout de la rue Island, l’implorant : donne-moi de l’amour Sherbrooke!  Je m’étendais, l’automne, sur le tapis de la rue London : j’aime ton ciel, Rose!  J’ai écrit son air gris, ses neiges sales, ses briques rouges, ses vieux arbres yankees, ses étés blues, sa Rive-Gauche, son Graff, ses Marches, ses trottoirs, mes fenêtres, mes tempêtes, mes apparts où, bien souvent, j’ai braillé ma vie.

Ce furent les affres chéries de ma jeunesse sherbrookoise.

Et puis Sherbrooke (plus qu’une ville) s’est agrandie.  Mon identité, peu à peu, est devenue estrienne.  J’ai découvert le territoire.  Même sentiment d’avalement, d’enroulement, les collines devenaient mon linge, ma peau.  J’ai pris tous les bords, filé vers le nord, vers les lignes, vers la Beauce, passé proche plusieurs fois de continuer tout droit dans la courbe raide en s’en allant vers Johnville.  J’ai soupé au p’tit lait un samedi soir à Saint-Georges-de-Windsor en revenant des Marmites de Ham-Nord.  J’ai assisté aux vêpres à l’abbaye de Saint-Benoît un soir de douce amitié, pris le clos sur la 55 en revenant de Stanstead en pleine tempête, ri comme un malade avec mes chums au Pilsen de North Hathley.  J’ai dormi en clandestin sur l’île du Lac Fraser, mais je n’ai jamais osé me rendre à la plage des tout nus.  J’ai pris mille fois les mille chemins de l’Estrie, en ai pris soin, au fond de moi, comme un cantonnier-poète qui ne se croit pas une miette poète.

J’ai enfin abouti, sur mon vélo, dans le Val-Saint-François et, en quelque sorte, on connait la suite…

***

À la fin du mois d’avril, Québec décidera si l’Estrie gardera ce nom que la région possède officiellement depuis 1981 ou reprendra son nom « historique » et plus vendeur de Cantons-de-l’Est.  C’est un débat que certains trouvent peu important, d’autres s’y engagent avec passion.  De mon côté, bizarrement, il ne m’intéresse pas tant, même si mon penchant est évident.  Ce qui m’inspire dans cette affaire est l’idée, vaguement poétique, de me définir comme le dernier des Estriens, gardien d’une culture personnelle imbriquée dans un territoire où je me suis bâti, seul, comme un grand.  Je ne suis peut-être pas un pur gars des Cantons mais, dans ma quête d’écriture, je sais que je suis de corps et d’Estrie euh… d’esprit, un Estrien.

Peut-être le dernier des Estriens.

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