Je marche aux images.
Toute la semaine, je suis dans la vie. Dans l’escalier, à la remise, penché pour flatter le chat, dans la vaisselle. En même temps, je suis en marge, en train d’écrire. Écrire, ce n’est pas ici, au clavier, c’est là, debout, les mains dans l’évier, dans l’eau sale et stagnante. Ce ne sont pas des mots, ni des phrases. Souvent, c’est rien, une eau grise et sans valeur. Ou bien c’est quelque chose qui ondoie et qui remonte à la surface. Une image. L’écriture est là, dans cet objet qui se montre, sorti des eaux, dégoulinant. Une image qui traîne avec elle une histoire, un mystère.
Une promesse?
Cette semaine, je marche. Mon vélo est chez Denise, à St-Denis, un peu cassé. Une affaire bête dans la piste cyclable. BANG! Pas d’os cassé, c’est le principal. Denise va redresser la fourche et changer le disque. Changer le disque… J’ai envie de changer de disque, moi aussi. Je m’étais dit : fais un an, 24 chroniques. C’est fait. J’ai fait le tour des quatre saisons de cette année folle. Elles sont là, visibles, tangibles, inscrites dans mon corps. J’arrête pour un temps. Je vais revenir. Avalé par je ne sais quoi, le paysage peut-être encore. La beauté continue de me gruger. Je n’ai rien réglé. Je n’ai pas assez parlé du vent. Peut-être. Je ne sais pas encore où j’irai. L’eau grise bouge à peine.
Je marche, donc. Je termine le cercle lentement, m’efforce de bien relier les traits, qu’il soit bien rond. C’est bizarre, la marche, quand tu ne fais que rouler et glisser dans la vie. À vélo et en ski, le paysage entre, glisse, file. L’expérience est fluide, globalisante. C’est une lampée. La marche, c’est une croquée. C’est plus cahoteux, plus saccadé. Le paysage se fige. Tu goûtes. Tu vois les choses dans leur particularité.
Je marche. Jusqu’au rang 3. Jusqu’à Lawrenceville. Je marche. Je vois des ravins, des sous-bois, des prés que je n’ai jamais vus. Je vois le début de la fenaison. Je vois la faucheuse, j’observe son trajet. Je vois les rangs d’herbe couchée. Je vois la faneuse tourner le foin. On disait passer le râteau. Mon regard se tourne vers le passé. Le temps des foins. La presse mal ajustée qui ballait tout croche. Les cordes à balles trop slaques. Les charges de foin mieux placées que celles des voisins. Le monte-balles. Le gars, en haut, dans la tasserie, dans la chaleur et la poussière. Les hommes mouchaient noir. Les brins de foin collaient aux visages. Je vois mon père qui marchait à deux chemises. Une pendue à un piquet pour sécher, l’autre mouillée sur son corps. Je vois mon père. Ses cheveux un peu bouclés. Son nez fort. Sa beauté. Ses belles mains racées. Ses biceps. J’ai cette image qui monte. Elle traîne depuis un an. La voiture est déchargée. La dernière balle disparaît dans le trou noir en haut du monte-balles. Le gars dans la tasserie descend. C’est mon père. Trempé. Il a soif. Je suis chargé de la bière. Les bouteilles sont froides. La bière est frette. Je lui tends une bouteille et là, cette image : mon père lève la tête et cale la bouteille en une courte et furieuse lampée. Je le vois. Si beau. Et différent. Mon père ne cale jamais sa bière comme ça. Ça ne lui ressemble pas. Mais c’est lui. Dans sa force. Dans sa masculinité, dans sa virilité. C’est l’homme en mon père. Je vois sa pomme d’Adam glisser sous la peau du cou. Sa pomme d’Adam pointue, saillante. Sa force.
Je sens que tout ce que j’ai voulu écrire cette année est contenu dans cette image.
Je m’ennuie de toi p’pa. Je sens que tu m’accompagnes. Je me sens aimé de toi. Je me suis toujours senti si aimé de toi. Tu me manques. J’ai encore besoin de toi. Je sens que tu es là. Tu me donnes confiance. Tu étais doux. Tu étais bon. Je t’aime tellement. Tu me manques tellement papa.
***
J’ai lu, cette semaine, la très belle chronique de Michel Carbonneau dans le Val-Ouest. Il parle des odeurs du printemps, de la nature, des odeurs en général et des souvenirs et réminiscences qu’elles provoquent. Ce texte proustien m’a lui-même ramené à cette idée que j’avais depuis longtemps de parler du temps des foins de mon enfance à partir de son odeur distinctive. L’odeur du foin. C’est drôle… C’est drôle parce que je ne sens presque plus. Ce n’est pas le Covid, c’est génétique : ma mère… ma grand-mère. J’ai perdu très progressivement ce sens, il en reste un peu, quelques fragrances. Mais le foin, rien. C’est à travers cette absence d’odeur, que je voulais parler de ce souvenir d’enfance. Je voulais m’y plonger visuellement avec tant d’acuité qu’un parfum allait s’en dégager. Pour vous, autant que pour moi. Par la force de l’imagination. Peut-être que les manques, en soi, stimulent autre chose, font naître autre chose et que c’est ainsi que la vie fonctionne. Un échange entre ce qui meurt et ce qui continue de vivre. Un échange d’amour. Une force de Vie. Je ne sais pas… Je peux juste y croire.
En attendant, je marche…
Je marche aux images.
2 avis au sujet de « L’Avalé du Val – Marcher aux images »
Tellement mais tellement touchant…Merci pour ce partage qui nous fait “vivre”…le passé… et nous amène à mieux apprécier le présent et ce qui EST! Toujours aussi profond et réflexif…Merci vraiment!
Très belle chronique. J’empathise beaucoup avec vous qui avez perdu l’odorat. J’en ai été privé pendant près d’un an. C’est un sens lié de manière tellement étroite à l’univers des émotions. Je penserai à vous chaque fois que l’odeur du foin fraîchement coupé me titillera les narines et prendrai un deuxième respir pour vous.
Vos chroniques nous manqueront, mais cette dernière est un très bel arrêt sur image ! Et merci pour le clin d’oeil à mon dernier texte.
PS : Retombée printanière peut-être, mais l’univers des odeurs semble en intéresser plus d’un. (Le Devoir 8 juin 2021 “Retrouver l’odeur des autres”. https://www.ledevoir.com/societe/608772/serie-le-monde-d-apres-retrouver-l-odeur-des-autres.)
Sur ce, Bon été !
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