Le Val-Ouest

Les marchepieds

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Je garde un souvenir un peu flou de mon premier été à la campagne. J’ai une bonne excuse, j’avais quatre mois. Dès ma plus tendre enfance jusqu’à la fin de ma jeune adolescence, j’aurai passé tous mes étés au chalet, de la Saint-Jean-Baptiste jusqu’à la Fête-du-Travail. Je ne reverrais pas la ville de l’été. C’est dire la place qu’a pu tenir cet environnement dans ma vie.

C’était au tout début des années quarante. Les trois chalets de la Carbonneaudière, un pour la famille de chacun des trois frères, étaient de véritables chalets d’été, sans isolation, ni eau courante ni toilettes intérieures. Toutefois, les ouvertures avaient chacune son moustiquaire1. Il y a tout de même des limites à ce que l’être humain peut supporter.

Enfants, nous ne réalisions pas ce qu’il en coûtait aux trois mamans aux prises avec la tribu d’une quinzaine d’enfants entre quatre mois et quinze ans. Il y avait la surveillance à exercer, les repas à faire, tout comme les lessives et les courses. L’épicerie se trouvait à plus d’un kilomètre à pied ou à 30 minutes en chaloupe. L’excursion était exigeante, mais elle était le plus souvent accompagnée d’une gâterie bien méritée, cornet de « crème à glace », revel, popsicle ou fudgsicle.

Quant aux papas, ils se joindraient à la petite colonie toutes les fins de semaine à compter du vendredi soir jusqu’au dimanche soir. À tour de rôle, ils viendraient aussi pendant leurs vacances, le plus souvent grugées par les nombreux travaux de rénovation, de réparation, et d’entretien incluant à l’occasion l’entretien des puisards. C’était avant l’ère des fosses septiques, mais après qu’on ait remplacé les bécosses par des toilettes intérieures !

Leur arrivée du vendredi soir était très attendue. Les enfants étaient tenus de faire leur toilette, c’est-à-dire shampoing et savonnage. Nous avions pourtant passé l’après-midi à alterner baignade et jeux dans le sable. Le moment le plus excitant était sans contredit la marche pour aller au-devant du premier à s’être annoncé. De l’autre côté du lac, d’un kilomètre à un kilomètre et demi de distance, on pouvait apercevoir un court tronçon de la route. On l’appelait le Tournant. La convention voulait qu’ils nous signalent leur passage par une séquence convenue de coups de criard. Le mot klaxon n’était pas encore à la mode. La nappe d’eau faisait en sorte que le son porte et nous soit perceptible.

Nous disposions alors d’une dizaine de minutes avant que le père tant espéré ne se pointe. La petite ribambelle d’enfants accompagnés de deux ou trois adultes se pressait alors sur le chemin et, à tour de rôle, nous grimpions sur les marchepieds de l’auto en marche pour ensuite en sauter et revenir en courant pour y grimper à nouveau. Bien sûr, le chauffeur était complice du jeu et roulait à très basse vitesse. Au moment de sauter en bas du marchepied il nous fallait tout de même faire preuve d’une certaine agilité pour compenser la force d’inertie dont nous avait fait cadeau le mouvement de la voiture. J’ai donc appris très jeune à me mettre à courir dans le sens du déplacement de l’auto au moment de sauter, seule façon d’éviter de me retrouver projeté face contre terre. Le faire à pieds joints, c’est le plongeon assuré !

Adolescent, cet entrainement m’a bien servi. Un midi d’hiver, je prends le chemin de la maison pour le dîner en compagnie de deux compagnons de classe. Un camion fait alors son arrêt à deux pas de nous. Il est doté d’un magnifique marchepied à l’arrière. Nous ne faisons ni une ni deux et, sans plus réfléchir, nous y grimpons au moment où il redémarre. Nous n’avions anticipé ni la distance qui le séparait du prochain arrêt ni la vitesse qu’il allait prendre. Soudainement envahis par la peur, à tour de rôle, mes deux comparses se jettent en bas du camion. J’assiste alors à une scène d’un comique qui me donne le fou rire à en avoir mal au ventre. Je les vois encore basculer en touchant le sol comme si les pieds voulaient leur passer par-dessus la tête. J’avais beau essayer d’être empathique, rien à faire, je me tordais de rire. Hormis quelques éraflures aux mains et une usure prématurée des vestons aux coudes, je crois bien que la blessure à leur amour propre aura été la plus importante. Fort de mon expérience d’enfant, j’avais bien sûr sauté en me mettant aussitôt à courir.

La morale de cette histoire, si morale il doit y avoir, c’est qu’il vaut mieux choisir de négocier avec les forces de la nature plutôt que de les ignorer ou de chercher à les assujettir. Aussi, il pourrait bien arriver que les Ukrainiens ne renoncent jamais à la liberté quelles que soient les manigances de la Russie.

1Pour nous, le mot moustiquaire était masculin.

Michel Carbonneau
2022-05-01

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