Le Val-Ouest

Lune et l’autre

Lune et l’autre

Novembre, le mois mal aimé. Les jours n’en finissent plus de raccourcir, les feuillus délestés de leurs plus éclatants costumes exposent leur grisaille squelettique et fantomatique la brunante venue. Nous n’osons plus mettre le nez dehors sans porter les multiples pelures, de la chemise au petit chandail au coupe-vent quand ce n’est pas l’imperméable. Il faudra aussi délaisser les sandales et les chaussures légères. Le temps est aux gros souliers, résistant à la rosée du matin ou aux sols détrempés par la dernière ondée venue amorcer la décomposition du tapis de feuilles, dernier vestige d’un été trop vite passé.

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Cette humeur maussade a fait remonter le lointain souvenir de Lune. Vous l’aurez deviné, cette chatte tenait son nom de son pelage blanc immaculé. Fermière en été, citadine en hiver. Mi-sauvage, mi-civilisée. Libre tout l’été, encabanée tout l’hiver. Un peu comme ses maîtres, un pied dans le fumier l’été, un pied dans la sloche l’hiver. C’était avant que la ferme ne devienne notre résidence permanente, il y a maintenant plus de vingt ans. L’été, nous répondions à son côté sauvage et à son besoin de liberté en l’abandonnant à son sort entre deux fins de semaine pour retourner bosser à la ville. Elle était visiblement plus heureuse libre et autonome que prisonnière à la ville, pouvant chasser à loisir, qui les souris du bâtiment, qui les écureuils, qui, hélas, les oiseaux qu’elle parvenait à attraper en rusée chasseresse qu’elle était. Elle semblait préférer ces menus variés aux granules que nous lui laissions avant de quitter, par prudence et compassion certes, mais peut-être aussi par un relent de culpabilité, allez savoir.

Elle avait du caractère et n’en faisait le plus souvent qu’à sa tête. Rien là de vraiment distinctif chez la gent féline. Mais elle poussait parfois l’audace un peu loin comme à cette heure bénie de fin d’après-midi lorsqu’elle choisit de s’emparer de la tranche de steak qui attendait près du barbecue qu’il atteigne la bonne température. Je m’en confesse, elle a fait quelques pieds de vol plané après que je sois parvenu à lui mettre la main au collet pour récupérer la précieuse pièce de viande. Étonnamment elle n’a pas semblé m’en tenir rigueur, sans doute consciente de son impudence.

Si son tendre souvenir me revient après toutes ces années c’est qu’il est associé à un évènement dont la portée et le sens profond m’avaient jusqu’alors échappé. Nos voisins citadins avaient deux jeunes enfants. En bons parents, ils avaient installé une piscine hors terre à leur intention et aménagé un carré de sable. Nous entretenions des rapports de bon voisinage, échangeant à l’occasion quelques propos anodins par-dessus la clôture. Un certain automne, un évènement imprévu s’est produit. Le carré de sable avait été vidé de ses jouets et la piscine avait été couverte de sa toile hivernale. Lune, contente d’avoir été autorisée à prendre l’air, n’a pas trouvé mieux à faire, en bonne exploratrice qu’elle était, que de se faufiler sous la clôture pour étrenner le carré de sable. Forte de sa connaissance des grands espaces, elle l’a bien sûr confondu avec une litière grandeur nature.

On s’en doute bien, le voisin n’a pas apprécié. Réaction bien compréhensible. Mais la situation s’est quelque peu gâtée lorsqu’il s’est muni d’un long 2X4 pour faire comprendre à la bête qu’elle n’était pas la bienvenue. Il avait raison sur le fond, mais un peu moins sur la forme. Le hasard ayant voulu que je sois témoin de la scène, je me suis empressé de répliquer en lui signifiant que si Lune ne se rendait pas vivante au printemps, il y aurait des trous dans sa piscine. Heureusement, aussi bien l’une que l’autre se sont rendues au printemps sans encombre.

Sur le coup, et même plusieurs années plus tard, j’estimais avoir eu la réplique particulièrement adéquate et continuais de m’en féliciter. Elle s’était à tout le moins avérée efficace. Mais quelle aurait été ma réaction si Lune avait rendu l’âme sous les coups du voisin? Sur le fond, avons-nous fait mieux que Vladimir Poutine et Volodymyr Zélinsky? Malgré l’écart qui sépare l’invasion d’un carré de sable par une chatte et celle de l’Ukraine par la Russie, une question se pose. Se pourrait-il que les deux cas partagent un même fond de l’humaine humeur belliqueuse qui, à la limite, peut mener aux pires exactions, notamment celles commises sous le faux prétexte de vouloir assurer la survie d’un peuple?

Mon questionnement est sans réponse. Je ne peux toutefois m’empêcher de déplorer qu’après des millénaires d’existence nous en soyons toujours réduits, sous la houlette de têtes brulées, à nous entretuer pour assoir une domination des uns sur les autres.

Lune aura eu la chance de tomber sur un voisin malhabile. J’aurai eu la chance de tomber sur un voisin qui m’a pris au sérieux !

Michel Carbonneau

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