Un grand mystère a enveloppé toute mon enfance. Sans aucune lueur de solution. Comme si un autre monde avait existé avant nous.
Comme je vous l’ai déjà dit, le peuplement de mon coin de pays se faisait par rangs parallèles de 28 arpents de longueur et par deux arpents et demi de largeur. La terre de mon père avait exactement cette dimension. Notre grande et vieille maison était construite à quelque quatre pieds du chemin (authentique!). Toutes les terres arables entouraient la maison, parsemées de nombreuses « digues » de roches. Parce que des roches, il y en avait. Pour le ramassage des nombreuses petites, c’était l’ouvrage des p’tits gars. Pour les plus grosses, elles restaient dans la terre, avant l’arrivée des «bulldozer». Puis, à mi-chemin sur la terre, le « côteau du lac ». Enfin, à l’autre bout de la terre, le « côteau des moutons ». Deux belles pièces de terre arable. Mais les chemins pour s’y rendre étaient difficilement carrossables.
De la forêt mature occupait plus de la moitié de la terre éloignée de la maison. Pour agrandir le pacage de ses animaux, pendant l’automne, mon père buchait une petite partie de cette forêt. Aux « sciotte » et à la hache. Il en tirait du bois de chauffage, des billots de sciage et de la « pitoune ». Pendant l’hiver, il montait les billots et la « pitoune » au cinquième rang et le bois de chauffage près de la maison. En « sleigh », avec sa « time » de chevaux.
Au printemps, par température propice, pour faire disparaître les résidus inutilisables, de préférence avant un orage, mon père allumait un grand feu d’abatis intense. On voyait la fumée de plusieurs paroisses à la ronde. Puis après une année de semis en avoine et une autre en foin, les vaches pouvaient profiter du pacage désiré.
On coupait donc de la très belle forêt: du sapin, de l’épinette, du bois franc, quelques « fardoches ». Pas de surprise pendant plusieurs années. Les deux plus vieux, très jeunes, nous allions souvent aider mon père, même les jours d’école. Nous dinions dans le bois. Ma mère nous faisait des sandwiches au porc frais ou aux cretons. Nous avions un appétit presque glouton. Puis mon père allumait un feu pour bouillir le thé, relativement épais, car il en jetait une grande poignée dans un contenant de neige fondue. Une fois, il nous avait demandé d’aller chercher des éclats de bois sec sur une «chousse de pin». Il y avait un très gros tronc de pin pourri le long de la souche. Première surprise : nous n’avions jamais vu de pin dans notre environnement. Qu’est-ce que ce gros tronc de pin faisait là?
Deuxième surprise, majeure celle-là : en plein bois, en pleine forêt adulte, nous tombons sur une belle grosse «digue de roches».
Cette digue de roches m’a hanté jusqu’en l’an 2000. J’avais 65 ans. Elle représentait un mystère insondable. Je ne trouvais aucun indice de solution. D’où venaient ces tas de roches? Puis j’ai appris, 140 ans après, au hasard d’une lecture, qu’un grand feu avait dévasté Saint-Éloi en 1859 ou 1860. Il avait brulé un peu le deuxième rang, beaucoup le troisième rang et le quatrième rang au complet moins quatre maisons. Tout avait brulé, terres et bien. Le rang s’est vidé. Les terres ont été abandonnées.
Deux maisons ont été reconstruites vers les années 1861, la nôtre et celle de notre voisin. Pratiquement sur le même modèle. Celle du voisin a été démolie il y a quelque 50 ans, la nôtre est «passé» au feu il y a cinq ans. Il restait encore vers 1950, des traces de chemins déplacés depuis longtemps. Quand on connait l’histoire du feu, plusieurs indices prennent leur sens. Des pommiers dans la forêt, etc. Mais l’histoire n’avait pas suivi.
Sur notre lot à nous, comme sur plusieurs autres, on avait gardé en culture les seules parties les plus fertiles et faciles à cultiver, en particulier les beaux coteaux. Le côteau du «sorouais», le coteau des moutons, le coteau du lac, etc. On trouvait aussi de belles clairières en foin dans les forêts : des espaces jadis cultivés, mais abandonnés. Certains continuaient à être cultivés, même au fond des terres, et les récoltes étaient parfois transportées sur la neige en hiver. D’autres espaces étaient abandonnés et repris en forêt, d’où les tas de roches.
Je ne comprends quand même pas pourquoi un événement aussi important que le grand feu de Saint-Eloi aurait laissé si peu de traces dans notre histoire locale. Non seulement les gens pauvres ne sculptent pas dans la pierre, ils ne savent même pas écrire. Je n’ai découvert l’existence du grand feu qu’à travers la difficulté à financer l’école de notre quatrième rang.