Virginie Bochatay, Antoine Chariatte et Anthony Fluet dans la ferme Bochatay à St-Hyacinte Adil Boukind Le Devoir
{acf_vo_headline}

Tous promettent la même chose à chaque élection. En cas de négociation commerciale avec les Américains, « la gestion de l’offre est hors de question », disent encore aujourd’hui les chefs des partis politiques à qui veut bien les entendre. Pourtant, malgré cette fermeté proclamée, le gouvernement libéral a cédé du terrain dans ce système censé protéger les agriculteurs — et les consommateurs — d’ici. La question qui ressort aujourd’hui, en cette période électorale, c’est plutôt : « Qui va ouvrir le moins de brèches ? »

Dans le champ fraîchement débarrassé de la neige, un chaud soleil de printemps caresse gentiment les vaches de Virginie Bochatay. Le retour des beaux jours n’empêche pas la productrice laitière de s’inquiéter pour l’avenir de sa ferme. Des « brèches » sont apparues dans la gestion de l’offre au pays après la première élection du président Trump, et le contexte politique d’aujourd’hui ressemble curieusement à un retour en arrière. Dans sa rurale et très disputée circonscription de Saint-Hyacinthe–Bagot–Acton, où les bloquistes sont tout juste devant les libéraux dans les sondages, la crédibilité des partis sur la question pourrait bien faire pencher la balance de l’électorat.

Entourée d’Antoine Chariatte et Anthony Fluet, également producteurs laitiers de la région, Mme Bochatay résume toute l’importance de la gestion de l’offre pour les ruraux comme elle : « C’est vraiment une question de vitalité des régions. Ça fait toute la différence pour nous. […] Les campagnes, c’est nous, mais c’est aussi plusieurs entreprises qui sont autour de nous et qui nous appuient quand on investit. La construction, les équipements, tout ça… »

« Ils veulent tous protéger [la gestion de l’offre], observe Anthony Fluet. C’est sûr. Ça a trop de sens. C’est trop important. Mais après, c’est qui qui va ouvrir le moins de brèches ? Parce que, quand ils négocient, on perd tout le temps un peu. Lors du dernier mandat de Trump, on disait aussi la même chose. On disait que c’était non négociable. Finalement, ça a été négocié. »

Malgré le front uni affiché des politiciens canadiens contre les assauts des Américains, ces derniers ont effectivement pu commencer à vendre au Canada du lait, mais aussi des œufs et du poulet, après la signature du dernier traité de libre-échange. La signature de l’ACEUM en 2020 a permis aux agriculteurs américains d’occuper quelque 3,6 % du marché canadien du lait. Ce changement a provoqué une perte de plus de 240 millions pour les producteurs d’ici, selon une estimation de l’industrie.

Quand on interroge quelques producteurs laitiers, on constate que leur choix électoral n’est pas définitif. Le projet de loi C-282 du Bloc québécois concernant la défense de la gestion de l’offre a été appuyé par tous les autres partis et semble avoir laissé une bonne impression. Impossible de prédire si cela suffira.

Les producteurs laitiers espèrent que la gestion de l’offre sera protégée par le nouveau premier ministre du Canada dans le contexte de guerre commerciale avec les États-Unis.

De non négociable à jeton de négociation

Benoît Fontaine a déjà joué dans ce film où un gouvernement libéral négocie avec un gouvernement Trump sur la gestion de l’offre. Le président des Éleveurs de volailles du Québec était à Washington lors des dernières négociations ayant donné lieu à l’ACEUM. Les discussions sur l’agriculture s’étaient tenues à la toute fin des pourparlers.

« C’est toujours là que ça se joue, affirme-t-il. C’est le chip in, le petit jeton pour signer. On nous demande quelque chose comme 2 % et on nous dit : “On signe, ça va être fait.” Dans la dernière négociation, on le sait que les automobiles sont passées avant l’agriculture, par exemple. »

Ces dernières tractations commerciales ont permis aux Américains d’occuper environ 10,1 % du marché de la volaille au Canada. Quant aux œufs de fécondation, « un poussin sur cinq vient des États-Unis ». Cette ouverture demeure acceptable, dit M. Fontaine, car cette part d’importation nous permet d’exporter en contrepartie « les parties moins nobles » de nos poulets, comme les abats ou les pattes. Ces morceaux se vendent de toute façon très peu au pays. Si la brèche devait s’agrandir, c’est plus l’arrivée de viande fraîche des États-Unis que l’on verrait apparaître dans les épiceries canadiennes. Ce nouveau recul commencerait à faire mal, assure-t-il. « On ne peut pas déstabiliser le système plus que ça. »

Au Québec, près de 40 % des revenus agricoles proviennent des productions sous gestion de l’offre, contre moins de 10 % dans les Prairies. « Tout le monde défend la gestion de l’offre, mais pour une province comme la nôtre, c’est plus important encore », affirme Benoît Fontaine. Des fermiers en Alberta contestent d’ailleurs le système de gestion de l’offre, ce qui ouvre une nouvelle fissure dans l’unité apparente du Canada lors de négociations internationales.

Les agriculteurs américains et canadiens ne se battent pas à armes égales, précise-t-il d’ailleurs. Washington a injecté 428 milliards de dollars américains entre 2018 et 2023 dans son industrie agricole, tandis qu’aucun agriculteur canadien qui bénéficie de la gestion de l’offre n’obtient de subventions.

On marche sur des œufs

La perspective d’un recul, même partiel, inquiète aussi le secteur des œufs. Chez le groupe Nutri, à Saint-Hyacinthe, on trie chaque jour plus de deux millions d’œufs sous gestion de l’offre. Ouvrir le marché comme le réclament les États-Unis coûterait cher tant aux agriculteurs qu’aux consommateurs, avance son chef de la direction, Sébastien Léveillé.

Le dernier épisode de grippe aviaire qui a frappé les producteurs américains tend à lui donner raison. Si le prix de la douzaine d’œufs est parfois plus bas aux États-Unis, l’arrivée d’un virus qui a décimé par millions les poules pondeuses a provoqué une envolée des prix. « Comme on est obligé [selon les ententes de libre-échange] d’importer 5 % d’œufs américains, on a payé cher. Le système de gestion de l’offre a été obligé de compenser fortement ces écarts-là. »

Lors des dernières négociations commerciales, une brèche de 5 % a effectivement été ouverte du côté canadien du marché des œufs. Cette craquelure dans la gestion de l’offre a surtout été comblée par des œufs américains destinés à « de grands manufacturiers, pour des produits de pâtisseries par exemple ». Cette petite marge n’a pas eu trop de conséquences sur les prix en épicerie, mais ici encore, les impacts pourraient être tout autre si cette ouverture grimpait à 10 % ou 15 %, comme le craint M. Léveillé. « Si on augmente l’accès au marché canadien, il va y avoir des œufs américains sur les tablettes. C’est sûr à 100 %. Donc, il va falloir sacrifier des producteurs, par attrition potentiellement. »

Qu’à cela ne tienne, les agriculteurs d’ici fourbissent leurs armes pour ne pas céder le haut du pavé dans les épiceries. Une refonte des emballages de la douzaine d’œufs est en gestation, confie-t-on chez Groupe Nutri. Ainsi, même si leurs compétiteurs américains réussissaient à entrer un peu plus dans nos épiceries, un étiquetage renouvelé devrait mieux guider les citoyens qui décident de voter avec leurs dollars.

Ce reportage bénéficie du soutien de l’Initiative de journalisme local, financée par le gouvernement du Canada.

Oui SVP, inscrivez-moi à l'infolettre du Val-Ouest pour recevoir un lien vers les nouveaux articles chaque semaine!

À lire aussi