La 34 était la route droite et passante qui croisait mon rang et menait au village. Une route que j’avais prise tout mon primaire en autobus scolaire. Un tronçon banal de deux ou trois kilomètres. À travers mes yeux de petit gars, au fil des passages, la 34 avait pris une ampleur disproportionnée : c’était une route très longue et dangereuse qui me séparait des amis du village.
De plus, elle avait changé de nom au cours de ces années. Le gouvernement avait changé son système de numération, elle était devenue la 161. Mais on continuait de l’appeler la 34. Je trouvais que ça lui donnait de l’importance, une sorte d’épaisseur.
Quand, vers onze ou douze ans, j’ai commencé à garder tout seul le soir quand mes parents sortaient, une autre dimension, plus inquiétante, s’est ajoutée à la 34. Vers 11 heures, minuit, le nez collé à la vitre noire, le regard fixé sur cette route mythifiée, j’attendais nerveusement mes parents.
J’imaginais le pire scénario : l’accident mortel. J’analysais « l’attitude » des voitures qui passaient là-bas : leur vitesse, la forme et le degré de luminosité des phares, la couleur de cette lumière, etc. Quand cette « attitude » correspondait à l’auto de mes parents, j’espérais de tout mon cœur la voir quitter la sombre 34, prendre le rang et tourner dans l’allée.
Je vivais souvent d’angoissantes déceptions.
Plus l’heure avançait, plus le pire se confirmait. J’en pleurais parfois. Pour me calmer, j’imaginais mon entrée à l’école le lendemain, j’y serais, tout serait comme d’habitude, jamais je n’étais entré à l’école pour apprendre qu’un élève avait perdu ses parents la veille. Ça marchait… un peu.
L’été entre mon secondaire 4 et mon secondaire 5, ma perception de la 34 a complètement changé.
J’avais été engagé comme animateur pour les enfants à l’OTJ. Ma première vraie job, 40 heures par semaine, payes régulières. Le premier jour de travail est arrivé. J’allais devoir me rendre au village à vélo par la 34. Pour la première fois, je me retrouvais à sa hauteur, je prenais la vraie mesure de cette route.
J’avais eu droit aux recommandations de ma mère. J’étais un peu nerveux. Mais dès les premiers coups de pédales, la 34 s’est complètement dégonflée. Je l’avais trouvée ridiculement courte et inoffensive. Un peu de forêt, quelques maisons, pas tant d’autos et, bang, le village. Un p’tit bout de route de rien du tout!
Dix minutes, pas plus long que ça, et te voilà sorti de l’enfance.
***
Je passe par la 34 pour me rendre à cette rencontre ce matin-là, à l’OTJ. Ce moment fondateur dont je parlerai plus tard dans un autre texte. Je n’ai pas choisi mon parcours. Je n’ai pas choisi de parler de la 34. Mes doigts m’ont guidé. Ma tête résistait. Mon instinct prévalait. J’avais à raconter cette route de mon enfance et de mon adolescence.
J’écris mes textes au fil des jours. Ils déboulent. Mais je les partage parcimonieusement. Hebdomadairement. Ils auront du retard, se tiendront à la queue des saisons, au bas du temps qui file, souffriront d’anachronisme. Ils se rattraperont peut-être, rejoindront le présent, courront vers le futur, qui sait?
J’assume ce malström temporel. Ce chaos qui ressemble un peu à la vie. Je veux prendre le temps, par tous les bords, pour raconter cette histoire.
Et je passerai par 34 chemins.
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