Le Val-Ouest

Les enfants et moi – La récolte du temps

À l’école, le principal signe du printemps, c’est l’arrivée des mitaines mouillées. Une gestion. Ç’a en prend deux paires, on l’écrit aux parents. Certains prennent ça très au sérieux, en envoient trois paires, des belles à part de ça. D’autres n’y pensent pas, ne lisent pas les courriels, sont débordés : les enfants arrivent avec leurs petits gants magiques en lainage pas épais qui se gorgent d’eau trois secondes après le début de la récréation.

Le printemps se révèle donc en classe par toutes ces mitaines suintantes suspendues sur des cordes à linge improvisées ou éparpillées sur des calorifères qui souvent ne chauffent plus. Parmi les autres signes, les deux petits ronds mouillés aux genoux des enfants à cause de salopettes saturées nous avertissent : la nature a parti son grand lavage. On pige comme jamais dans les objets perdus pour régler les cas de trempages excessifs. Parfois c’est la salopette au complet qui y passe. Ça sent l’humidité dans l’école. Mais, en nous, quelque chose, une sève, se met à couler, un chemin se crée à travers les gelées.

Ce temps créateur et propulseur, je savais que les enfants le ressentaient, qu’ils humaient les effluves printaniers remplis de promesses, sentaient ce courant qui passait à travers nos corps et nos cœurs. Je les voyais devenir des enfants-bourgeons, gorgés d’énergie, de vouloir et de pouvoir. Des difficultés débloquaient, des concepts collaient enfin. En eux, une période de dormance « active » s’achevait. Une période où avaient mijoté toutes ces nouvelles choses vues en classe -concepts, mots, lettres, nombres, etc.- et au sortir de laquelle, finalement, les connexions se faisaient, les abstractions se cristallisaient. On avait laissé le temps au temps. Au fond, mon rôle était celui d’un semeur et, là, aux mois de mars et avril, je voyais les tiges sortir de terre. J’assistais à ce spectacle -un autre-, grandiose, confidentiel se déroulant entre les milliers de « quatre murs » muets des salles de classe et des locaux de garderie, partout, chaque jour, dans nos villages et nos villes, en ce moment même, là-bas, pendant que j’écris.

Le vivant spectacle de la récolte du temps.

***

C’est le printemps, j’ai 5 ans. Ma mère vient d’acheter une nouvelle enregistreuse à cassettes. Avec mes deux index, je pèse sur play et record et, inspiré par le printemps qui règne dehors, je me lance dans une improvisation chantée qui, archivée, deviendra un grand classique familial. Voici un extrait :

Printemps, printemps est arrivé, il y a toutes sortes de corneilles… on va se faire un beau calendrier et… ÇA VA VOIR!

Un chef-d’œuvre, donc.

Je n’ai jamais pensé parler de cet épisode aux enfants bien que ce soit une légende de mon enfance (durant des années, mes sœurs m’ont taquiné avec cette chanson qu’on réécoutait en riant un bon coup). En mars de mon avant-dernière année à l’école, je ne sais pas trop pourquoi, j’ai tout raconté ça aux enfants en y allant d’une reprise de ma chanson qui n’avait ni sens, ni air, ni rythme, ni rime, ni rien. À ma grande surprise, ça les a captivés, ils s’en sont régalés. Rappels après rappels, c’est devenu en classe la chanson la plus populaire du printemps 2023. Le très bancal « ÇA VA VOIR! » de la fin, que j’avais sorti de ma tête de petit gars un peu en panique, est devenu un cri de ralliement, une marque d’appartenance de notre groupe.

Un jour, j’ai laissé les enfants chanter : Printemps, printemps est arrivé, il y a toutes sortes de corneilles… Une seule voix, la leur. Une grande bouffée d’émotion m’est montée à la gorge. Je m’entendais, je me revoyais… J’ai rembarqué avec eux à la fin, en chœur, tous ensemble : «et… ÇA VA VOIR !!! »

Sur la corde à linge, derrière eux, on aurait dit que les mitaines pleuraient.

 

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