Je me souviens d’un soir d’été dans mon appartement de la rue Island à Sherbrooke vers l’année 1994. Il était tard, j’avais eu faim et je m’étais préparé un gruau. La notion de repas ne faisait pas partie de ma vie dans ces temps-là. Cette obligation de déjeuner, dîner et souper à des heures fixes, je m’en libérais. Je mangeais quand j’avais faim, ce vers quoi mon appétit penchait et qui se trouvait dans mon armoire ou au dépanneur au coin de la rue. J’avais complètement raté mon gruau ce soir-là, il était collant comme du mastic. Je l’avais mangé quand même, avec une toast au miel et des morceaux de mangue. Si je parle avec détails de ce moment pourtant si prosaïque, limite glauque, c’est que j’en ai le souvenir comme l’un des plus heureux de ma vie. Devant ce pauvre bol de gruau, j’avais eu ce flash existentiel : je travaille tous les jours, ça me permet de manger, de me loger, j’ai tout ce dont j’ai besoin, je vis au jour le jour, je suis libre.
Depuis mon retour de l’Ontario où j’aurais pu faire ma vie (on m’avait offert un poste permanent -que j’avais refusé juste avant mon départ), je n’avais pas manqué de travail. J’avais un poste à temps partiel dans deux garderies, je faisais en plus des remplacements, travaillais l’été et les fins de semaine au camp Tintamarre, j’avais eu quelques contrats de quelques mois dans des écoles primaires.
C’était une époque où le travail était rare, où la précarité régnait. Je me comptais chanceux. Je travaillais beaucoup, parfois de longues séquences de jours sans interruption. C’était intense, j’aimais ça; j’étais avec les enfants. Ce tourbillon quotidien d’impulsivité, de pleurs, de cris et de rires, cette affection et cette candeur me comblaient de bonheur. Chaque jour, comme disait ma mère, je faisais ce que j’avais à faire. Je me sentais responsable de ma vie. J’avais l’impression de vivre selon un ordre essentiel : aimer son travail parce qu’il nous permet de vivre, simplement. Ma vie avait un sens.
Pourtant, c’était aussi l’une des périodes les plus désordonnées de ma vie. Des années de débauche. Une débauche plus spirituelle que sensuelle. Mes excès ne se manifestaient pas tant dans le « stupre et la fornication », que dans une quête amoureuse effrénée qui devenait le matériau brut d’une écriture que je voulais totalement authentique. Une écriture frontale et subversive, mais que je n’assumais pas deux secondes et que je cachais au fond de mes tiroirs (et, surtout, qui ne valait pas grand-chose). Derrière ma machine à écrire électrique où je plaçais ma feuille sur le tambour dans le sens horizontal, je me prenais pour un poète maudit, tel un Kerouac, un Mistral ou un Henry Miller dont j’imaginais les mots, comme des socs, labourant une terre où je pourrais semer les miens. Mon journal témoignait, dans une impudeur (mal) travaillée, des multiples histoires affectives qui jalonnaient mes saisons, de mon parcours de jeune homme déambulant dans la ville avec, entre ses mains, un cœur ouvert et saignant. Les noms fictifs des femmes qui passaient dans ma vie, effleurant parfois ce cœur à vif, parfois y pénétrant et l’éclatant, habitant mes nuits et mes fantasmes ou restant à l’écart sans jamais savoir que je les désirais, ces noms féminins se succédaient à travers mes pages salies par mes relectures obsédées.
Je ressors de temps en temps ces feuilles jaunies et raturées, y relis ces jours d’espérance avec la belle Eve à qui je rendais tous les services pour me faire aimer d’elle, y retrouve ce tendre moment aux balançoires du parc Victoria avec la jolie Marie, y ressens encore le vertige, ce jour-là, à la vue de cette mystérieuse et solitaire Florence -que j’avais embrassée la veille- marchant sur la rue Alexandre. J’y relis ce fulgurant moment où je découvre le grand tableau aquatique de Marie-Anne, belle et talentueuse, qui n’aura jamais su mon trouble devant cette statue de femme au fond de la mer. J’y relis cette belle rencontre comique et sensuelle avec Justine, jeune maman passionnée de « Mag » de roues. Je revis cette nuit blanche à parler avec France qui m’aurait aimé, mais qui ne pouvait pas. J’y relis des poèmes informes, des chansons sans rythme, des envolées sans lyrisme. J’y relis, encore, ce feu en moi que je ne peux pas ne pas aimer.
***
On mangeait sur ta véranda qui donnait sur le Lac-Des-Nations. Le référendum aurait lieu à la fin octobre, un mois plus tard. Les belles pancartes du OUI coloraient la ville. On pouvait voir le mont Orford au loin, au couchant. Le repas que tu avais cuisiné était succulent. Le vin était bon, doucement enivrant. On sortait ensemble depuis un mois, c’était doux, amoureux.
Le ciel est devenu rouge, vif. Un ciel de feu, passionné, qu’on fixait, saisis. Je sentais tes yeux sur moi, je n’osais pas te regarder. Puis le ciel, graduellement, est passé au mauve. On s’est regardés, nos esprits l’un dans l’autre, on a trinqué. Et j’ai vu le ciel changer encore de couleur. Un ciel magnifique. Un ciel sensible. Un ciel vulnérable. J’ai tourné la tête vers toi.
« Regarde le ciel, Rose. »













