Qu’est-ce que j’avais dans le cœur?
Quand je suis arrivé à l’OTJ ce matin-là de la fin de juin 83, à mon premier jour de travail avec des enfants, je me sentais gonflé à bloc. Je venais de vaincre la grande traversée de la route 34, anéantissant, d’un coup de pédale, une partie de mes peurs d’enfance. En plus, j’avais en poche la réussite -facile- de mon examen de math du ministère de fin de secondaire 4. J’ai accoté mon dix vitesses sur le grillage du backstop, tourné mon regard plein de fierté vers le centre communautaire. J’avais des papillons dans le ventre, c’est sûr. Mais dans le cœur…?
Dans le cœur, j’avais Plein de tendresse, la chanson de Claude Dubois.
Le vendredi soir précédent, au dernier jour des examens, on était allés veiller à St-Per. C’est arrivé là. Elle s’est approchée quand les premières notes de saxophone ont commencé.
C’est elle qui est venue vers moi.
***
Je me sentais léger comme une robe en m’approchant du centre communautaire. J’allais me faire mal en tombant plusieurs fois à cause de cette fille-là, mais là : j’écoutais le souffle charmant de sa bouche sur mon cou.
Mon ivresse n’a pas duré. J’ai passé du plancher de danse au plancher des vaches assez vite. La monitrice-cheffe, qui était rentrée plus tôt pour le premier rassemblement de l’été, venait à ma rencontre, les baguettes en l’air.
Y veut pas rentrer ce p’tit gars-là, j’ai tout essayé!
Sur le bord de la cabane à patinoire, un peu plus loin, un p’tit gars de 5 ou 6 ans kickait des roches, la tête baissée, l’air renfrogné.
Je m’étais approché. Les dernières notes du sax s’étaient évaporées. Sans le savoir, je m’apprêtais à faire ma première intervention « professionnelle » auprès d’un enfant. Ma page était blanche. Qu’est-ce que j’ai pu dire, qu’est-ce que j’ai pu faire? Je ne m’en souviens plus. Je peux inventer.
Salut, t’as des beaux souliers! Penses-tu que je peux kicker une roche aussi loin que toi?
Je me souviens que je me sentais bien. Je me sentais calme. Les pieds sur terre. Une sorte de conscience assurée de mon corps. Et ma voix. Je découvrais l’un des outils principaux de mon métier : ma voix. J’avais confiance en elle.
Viens-tu avec moi, on va entrer. Tu peux me suivre si tu veux.
J’avais réussi du premier coup. Le p’tit gars m’avait suivi. J’étais fier et heureux. Conquis et comblé. Personne n’avait été témoin de cette « réussite » et je m’en fichais. C’était pas le but. J’avais créé un lien. Un vrai lien. C’était un mélange de vraie vie et de travail. J’avais trouvé la bonne place. Un endroit clair où rien ne traîne, où le ménage est fait. J’aurais pu décider à cet instant-là que j’en ferais mon métier pour toujours. Mais j’ai pris des détours plus ombragés. J’ai cherché, illusoirement, le calme ailleurs, par exemple, dans le creux de l’épaule d’une fille.
***
J’ai 57 ans. Un bonhomme de la campagne, pas beaucoup de cheveux, qui s’essaye à parler d’un slow avec une fille, un soir de ses 16 ans. C’est touchant. Mais ça ne peut pas vraiment dépasser ça. Pourtant, le mouvement de mon cœur, la vague ne qu’il a provoqué dans mon corps ce soir-là, du bout de mes pieds jusqu’à mes yeux fermés, cette vague-là, j’aimerais qu’elle traverse doucement, comme une berceuse, l’histoire que je suis en train de raconter.
Vous pouvez me suivre, si vous voulez.