C’est la rentrée de janvier. J’avais dit à ma blonde : « Je suis à la retraite, c’est moi qui déblaye ton char le matin! » Cinq centimètres sont tombés cette nuit, une neige bien poudreuse. Me v’là devant la fenêtre, en pyjama, pantoufles aux pieds, la main sur ma tasse de café : « Je pense bien que tes wipers vont faire la job à matin. » En effet, ç’a marché, elle a pu partir, la neige volait derrière l’auto, on aurait dit une traîne de mariée.
Je reste au chaud comme un sale privilégié. Plus de sorties dans les matins froids de janvier. Pas de rentrée à l’école. Pas de bisous de bonne année, pas de small talk un peu figé. Fini, le défaisage de décorations! Fini, le petit stress en préparant l’accueil des élèves le lendemain! Finie, l’alliance avec l’école. Me voilà divorcé.
Ma rupture est douce et je ne l’avais pas anticipée si satinée. Je ne savais pas – pas si précisément – qu’un vieil habit de jeunesse, confortable, m’attendait dans l’ombre sur son cintre. J’ai retiré celui, fatigué, que j’ai porté toutes ces années et enfilé l’autre que je sens glissé facilement le long de mes bras.
Je suis en train de changer de peau.
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Au retour de janvier, parfois, je retrouvais certains enfants changés, vieillis. Une poussée de croissance que la pause de deux semaines révélait. Un trait de visage subtilement différent. Un œil plus vif. Une santé revenue.
Nous faisions un retour sur nos vacances de Noël, un dessin de nos cadeaux préférés, rien d’original comme activité. Les enfants étaient sortis de Noël. Le temps des fêtes semblait déjà loin, ce qui vivait en eux était leur matin à la maison, la visite à la montagne de ski la veille, la neige qui les attendait à la récréation. Le retour sur Noël leur demandait un effort de mémoire qui les sortait de cet instant présent chaud et réconfortant.
On se préparait à reprendre le collier. On se remémorait ensemble nos activités de l’automne, rechantions nos chansons, redisions nos comptines, répertorions les lettres et les chiffres appris, les mots, les concepts. Le cerveau se défroissait, se dérouillait. L’école reprenait sa place dans leur vie. Ah, c’est vrai, me revoilà écolier!
Et j’essayais que ce soit positif pour eux.
Je les faisais rire en imitant caricaturalement leurs hésitations ou leur ignorance face à des choses qui leur étaient inconnues en début d’année. Je pouvais prendre une voix de bébé : « Je sais pas, moi, c’est quoi une clavicule… » Ils ricanaient en rouspétant. J’enchainais rapidement, militairement : « Posez vos doigts sur votre clavicule! » Ils s’exécutaient sur le champ avec assurance. Je faisais une face exagérément impressionnée. Ils riaient de bon cœur, tout fiers. J’en remettais, on pouvait répéter le jeu longtemps, pour plusieurs éléments vus en classe à l’automne. C’était drôle et encourageant. On était une fameuse gang de championnes et de champions.
Puis la nouvelle année prenait son erre d’aller. De nouveaux défis se présentaient. De nouvelles questions un peu plus difficiles. Des consignes plus complexes. Des exigences plus grandes. Alors, des doutes apparaissaient dans les regards; pour certaines et certains, c’était douloureux. L’enthousiasme face au chemin parcouru, laissait place à l’inquiétude devant l’inconnu.
Pour rester en équilibre, nous nous arrêtions de nouveau. Encore un pas de recul. Connaître ce que l’on sait, ce que l’on tient avant d’affronter ce qui nous échappe. Retourner un peu en arrière, refaire des choses avec facilité, revoir ce qui fut franchi, ressasser les vieux travaux réussis, admirer les toiles affichées. Prendre appui sur les acquis pour se propulser encore un peu plus loin, devant. Comme cet enfant au chevalet, pinceau et tête relevés, un regard sur l’ensemble, prêt pour le prochain trait…
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Il poudre depuis des jours. Je suis au chaud, à l’intérieur, à mon clavier. Après chaque paragraphe… ou phrase… ou mot…, je me lève, je vais à la fenêtre. Je regarde la blanche voilure du temps. Je ressens un mélange de satisfaction et d’appréhension, le sentiment heureux de tenir quelque chose, mais l’angoisse de savoir que c’est incomplet, imparfait et qu’il faut y retourner.