Ils avaient en commun la gaité. Un bonheur clownesque chez Stéphane, une joie furieuse chez Sylvain. Un duo improbable.
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Je suis entré au camp Tintamarre dans une autre dimension de l’enfance.
La suavité et la candeur, toujours présentes, prenaient des formes et couleurs différentes, moins lisses, moins roses, moins bleu pâle. Le rouge vif s’invitait souvent. Le noir aussi. Épines, spirales, aspérités de toutes sortes pimentaient notre quotidien d’intervenants.
Dès le premier jour, je devenais témoin d’un univers hallucinant où l’humanité dévoilait ses strates profondes, pulsionnelles. Mais, aussi, les brisures, aberrations, bizarreries en soi, normalement cachées, s’exposaient librement à la lumière.
Quel spectacle!
L’une des particularités de ces enfants affectés de troubles graves du développement est une sensibilité généralement vibrante, mais, face à la nouveauté, particulièrement explosive.
Les premiers jours de camp s’égayaient donc de fous moments de morsures, d’arrachage de cheveux, de déshabillage intégral, de cris, hurlements, désorganisations et autres crisettes, sans compter la dégustation de haie de cèdres et le tournage en rond littéral.
La première semaine était pas mal rock and roll!
J’aimais ça! Pourquoi? Chârche! dirait ma mère. C’était un pied de nez à tout ce qui est droit, « correct », dans les rangs. Oyez, oyez, braves gens! Le chaos existe, on marche sur ses bords! Je ne sais pas trop… Je supportais bien ça.
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Bianca, le premier été, m’avait assigné à ces deux ados étranges.
Stéphane était un grand gaillard déjà pubère au pas gambadant, à la voix flutée, attiré comme un aimant par les balles et les ballons qu’il manipulait avec une adresse étonnante du bout de ces doigts potelés. Un jeu qu’il pratiquait avec un mélange d’intensité et de détachement. Il pouvait s’en détourner sans résistance quand on lui proposait d’autres amusements, mais on sentait qu’il gardait l’œil sur les ballons, son univers clos qui apaisait une tension qu’on percevait à travers sa bonhomie, son allure « Roger bon temps ».
Sylvain, rouquin nerveux et sans âge, avait le bagou d’un vendeur de voitures sur la cocaïne. Sa vie consistait à nous déverser un flot continuel de paroles et de rires « relationnels » : mots de remerciement, commentaires approbateurs, exclamations complices, rires réactifs, etc. Cette logorrhée consistait en une imitation de conversation entre adultes, une utilisation factice de la parole. Au début, on pouvait être bluffé et entrer dans la danse avec lui, mais on réalisait vite que c’était fabriqué, sans véritable connexion; on jouait alors le jeu, sa verve communicative amusait. Après quelques jours, cependant cette incessante intensité devenait difficilement supportable.
Ces Laurel et Hardy d’une autre planète furent mon baptême de feu. Tout coulait les premières heures. Stéphane répondait gaiement à mon entrain, Sylvain m’en félicitait avec enthousiasme et grands éclats de rire. Tout se passait bien jusqu’au premier dîner…
Après avoir répété à Stéphane avec un soupçon de fermeté dans la voix de lâcher son ballon et de venir s’assoir, j’ai vu son regard changer au noir. Du bambin bondissant, il est passé au costaud agressif. Rapidement, il s’est déchaussé, m’a pitché ses deux souliers par la tête, puis s’est sauvé. Toutes les tablées se sont désorganisées. C’était le free for all! Bianca a dû intervenir, j’ai récupéré Stéphane qui, rapidement, était redevenu le petit gars joueur et inoffensif. Je venais d’apprendre à ajuster finement le ton de mes interventions, la juste dose de chaleur à ajouter à la fermeté. Un apprentissage qui allait me servir tous ces étés, toutes ces années à venir.
Plus tard dans la semaine, l’inarrêtable verbalisation de Sylvain, déjà, m’était devenue intolérable. J’en avais parlé à Bianca, elle m’avait encouragé à tenir bon dans mes demandes, auprès de Sylvain, d’arrêter par moment de parler. Je m’étais donc donné cette mission d’exiger qu’il garde le silence 30 secondes avant de continuer nos activités. Il refusait, je pensais qu’il en était peut-être incapable, mais je persistais, je répétais sans cesse ma demande, refusant de poursuivre la journée tant qu’il ne la respectait pas. Il jacassait, il riait, il disait n’importe quoi. Je sentais naître une tension plus sombre que je ne lui connaissais pas, une sorte d’angoisse, puis soudainement, Sylvain a éclaté en sanglot se jetant dans mes bras. Il pleurait, pleurait. Il touchait à quelque chose de vrai en lui. À partir de ce moment, il acceptait le silence que je lui demandais. Il demeurait le fabuleux Sylvain parleur, mais entre lui et moi, un lien, réel celui-là, s’était créé.
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Ces deux personnes doivent avoir plus de 40 ans maintenant. J’ai l’impression, à travers ce récit, de les objectiver. Stéphane et Sylvain existent, ont fait partie de ma vie. Vous avez fait partie de ma vie! Comme pour tous ces autres enfants spectaculairement vivants, c’est un bonheur, une joie, par le souvenir, de vous retrouver.
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