J’ai un peu le tournis. Je vous rassure tout de suite, ce n’est pas d’avoir trop bu. Non, j’ai connu une période des Fêtes, on ne peut plus sage. Elle n’a pas été ennuyeuse pour autant. Non, c’est plutôt un amalgame de circonstances qui a fait qu’une relative sobriété a eu « bien meilleur goût » ! Nous n’avons pas connu, comme par le passé, d’évènement majeur regroupant un maximum d’invités, mais des rencontres en petit nombre étalées dans le temps. Rencontres à ambiance plus feutrée, plus intimiste aussi. Signe des temps ou inévitable retombée de notre vieillissement ?
Quoiqu’il en soit, j’ai le tournis, de ce genre de tournis dont vous n’arrivez pas à vous débarrasser. Un tournis que je qualifierais d’existentiel. Je suis un enfant de la Révolution tranquille, cet épisode de l’histoire québécoise qui remonte au début des années soixante lors de laquelle nous nous sommes sortis d’une dormance tant politique qu’économique, éducative et culturelle. Il n’est pas si loin ce bouleversement dont sont notamment issus l’assurance maladie, le ministère de l’Éducation, la gratuité scolaire jusqu’à la fin du collégial, les maternelles 4 ans, les polyvalentes, les CÉGEPS, l’Université du Québec, etc. Ce réveil sociopolitique a été doublé d’une forme d’éveil socioculturel à l’intérieur duquel les Québécois francophones se reconnaissaient talents, pouvoirs et capacités dont on aurait dit qu’ils avaient douté jusqu’alors. Notre particularité française, notre esprit de famille, notre solidarité, notre sens de l’entraide et du partage étaient soudainement perçus comme des signes de résilience plutôt que de faiblesse. Nous reconnaissions le mérite qui était nôtre devant ce que notre petite collectivité était parvenue à accomplir en si peu de temps et sans turbulences démesurées.
Difficile de ne pas vivre une forme de deuil devant les transformations tant économiques que sociales et culturelles que traverse aujourd’hui le Québec. Simple nostalgie d’une époque révolue ou constat d’un réel arrêt sur image ? Le temps qu’émerge une nouvelle dynamique « nationale » ? Le temps que s’installe un vivre ensemble intégrant les promesses aussi bien que les contraintes associées à ce qu’il est convenu d’appeler la révolution des technologies des communications ? Le Monde change ! Un nouvel équilibre des rapports humains est en voie de se construire qui ébranle les « colonnes du temple » que plus ou moins consciemment, ou naïvement, on croyait immuables.
Les empires se remodèlent, les rapports de force se déplacent sur l’échiquier mondial. Les valeurs de la Révolution tranquille sont mises à mal. Il y a déjà moins d’irréductibles Québécois, ou peut-être sont-ils tout simplement moins irréductibles devant l’universalisation des valeurs culturelles, une universalisation notamment poussée par le rouleau compresseur et niveleur d’une culture dominante, l’américaine, aux moyens démesurés tant sur le plan financier que technologique.
Il n’est pas facile de voir s’étioler une culture, la nôtre, qui avait mis tant de temps, d’espoir et d’énergie à s’épanouir et dont une vaste mouvance idéologique, technologique et politique ébranle maintenant le socle. Un président autoritaire aux penchants totalitaires évidents vient d’être élu aux États-Unis, pays pourtant porteur emblématique des valeurs démocratiques. On pourrait croire qu’il a emprunté à Poutine son entrée en scène protocolaire. C’est après la lente ouverture de deux grandes portes derrière lesquelles il faisait le piquet qu’il s’est majestueusement avancé pour enfiler un long corridor bordé de sa garde d’honneur en costume de circonstance. À croire qu’il en rêvait depuis son premier mandat ! Après le salut hitlérien d’Elon Musk, il y a lieu de se poser des questions sur les modèles qui ont marqué l’imaginaire de l’un comme de l’autre.
À chaque génération, ses défis. Je ne vivrai pas assez vieux pour connaître ce que sera le vivre ensemble de demain. Et je suis déjà trop vieux pour disposer de cette énergie et de cette confiance qui alimentent l’espoir de la jeunesse. Mais comme nous l’avons fait, les générations à venir trouveront bien leur voie. Fortes de la croissance exponentielle de toutes les voies et possibilités qui s’offrent à elles, elles devraient bien finir par trouver !
Chaque matin, je cherche la façon d’échapper à ce malaise qui me guette et me nargue. Depuis quelques semaines, la météo me vient en aide. Je ne compte plus les matins où le soleil à son réveil m’aura gratifié d’un ciel si rougeoyant et embrasé qu’il me fait complètement oublier aussi bien l’élection de Trump que les rigueurs de l’hiver et les changements climatiques. À peine quelques heures plus tard, ce sont les nuances de ton de la blanche enveloppe neigeuse qui m’hypnotisent. D’une congère à l’autre, s’entrelacent des courbes et des plats qui tantôt empruntent au soleil son éblouissante lumière, tantôt s’en cachent pour voler au ciel des pigments de son bleu. Je suis alors envahi d’une paix intérieure qui me fait oublier toutes les misères du monde.