«Je ne veux pas de photo de moi dans l’article.» La demande est sans équivoque : publier un texte sans photo. Juste un prénom : Sue-Ann. Si elle accepte de partager son histoire, c’est parce qu’elle accorde une grande confiance à Sébastien Champagne. Travailleur de milieu auprès des aînés en situation de vulnérabilité pour le Val-Saint-François (ITMAV).
Sébastien Champagne a tenu à me faire rencontrer Sue-Ann, qui est l’une des 350 personnes qu’il a soutenues dans le Val au cours des cinq dernières années. D’une part pour mieux faire connaître son travail. Mais d’abord et avant tout pour sortir de l’ombre une femme colorée, mais bien discrète.
Une allergie à l’injustice
Prestataire de l’aide financière de dernier recours, Sue-Ann vit en marge d’une société dont elle se méfie depuis l’enfance. Elle ne se livre pas au premier venu. Avec son masque de râleuse, elle ne se gêne pas pour faire connaître ses opinions. Alors que derrière se cache un trésor. Bien protégé.
«On peut penser, au premier abord, que Sue-Ann ne fait que chialer. Mais je pense qu’elle le fait parce qu’elle a une allergie totale à l’injustice qu’elle voit. J’aime la fraicheur de son langage. Avec elle, on sort des lieux communs. Je l’aime comme ça. Et elle le sait», raconte le travailleur de milieu.
Sue-Ann est d’accord. «J’apprécie l’ouverture d’esprit de Sébastien. Je me sens bien de lui parler. Il ne me rend pas mal à l’aise et je ne me sens pas jugée.»

Vivre dans une roulotte désaffectée
Sue-Ann est la première personne que Sébastien Champagne a rencontrée lorsqu’il a débuté ce travail, il y a cinq ans. Sue-Ann venait à peine de s’installer en appartement à Richmond. Après avoir vécu dans une roulotte désaffectée à Ulverton.
«Le toit était plein de trous. L’hiver, il neigeait dans la roulotte. Et l’été, il mouillait dedans. Il y avait des rats et des souris. Je vivais avec ça», fait savoir Sue-Ann.
C’est la prédécesseure de Sébastien, Suzanne Gallagher, qui a soutenu Sue-Ann pour qu’elle se trouve un nouveau lieu de vie.
Une adaptation qui n’a pas été facile, les premiers temps. Elle appréciait le silence et le calme de la campagne. «Je n’étais pas habituée à voir du monde marcher sur le trottoir. J’ai capoté!»
«Tu n’es pas plus grand que moi»
Leur rencontre remonte à février 2020. Il faisait un froid de canard ce jour-là, se souvient encore Sébastien Champagne. Dès le départ, Sue-Ann avait mis cartes sur table.
«Elle m’a dit : «Toi, tu n’es pas plus grand que moi. Tu vas être égal à moi.» Ce que j’ai compris, c’est qu’elle avait une soif d’égalité. Elle voulait absolument recevoir de la reconnaissance. Et ça me convenait. Parce que dans mes valeurs, je ne suis pas un gars qui sait tout.»
Sue-Ann et Sébastien ont en commun un amour du heavy metal. Ce qui, dès le départ, a aussi facilité leur premier contact.
Sue-Ann reconnait son mécanisme de défense. Elle fait savoir qu’en haussant le ton et en partageant de fortes opinions, elle vainc une sorte de gêne sociale. «Le trac part lorsque je commence à chialer. Ça devient plus confortable. L’injustice me pue au nez. Ça m’enrage, et parfois j’explose. Quand je m’exprime, je ne tourne pas autour du pot.»
«Je me suis sauvée souvent»
Sue-Ann a eu une enfance parsemée d’embûches . Climat familial difficile, six familles d’accueil en cinq mois, séjour de trois ans dans un centre d’accueil… «J’étais révoltée bien raide. Je me suis sauvée souvent», se rappelle-t-elle. À ses 18 ans, elle se retrouve dans une commune où le leader lui soustrait ses prestations mensuelles d’aide sociale.
«Ce que j’ai appris, je l’ai appris toute seule. J’ai arrêté l’école en sixième année. Je suis allée en secondaire 1, mais juste un cours. Je me sauvais tout le temps dans le bois.»
Plus tard, elle rencontre son amoureux avec lequel elle va vivre au Mexique pendant un an puis en Colombie-Britannique, pendant 15 ans. Elle revient ensuite au Québec, pour y vivre dans sa roulotte à Ulverton, mentionnée précédemment.
Sortir de sa zone de confort (et de chez soi)
Sébastien Champagne propose de temps à autre à Sue-Ann de sortir de sa zone de confort… et de chez elle. Au printemps dernier, ils ont tous les deux participé à une soirée «open mic» (micro ouvert) organisée par Le Rivage. Un organisme alternatif en santé mentale qui dessert la région du Val-Saint-François.
Pour l’occasion, Sue-Ann a décidé de devenir, l’espace d’une soirée, un personnage gothique. Maquillée et tout habillée de noir. Un contraste avec la femme aux cheveux de feu qui répond aux questions du Val-Ouest. Une chevelure rousse naturelle qu’elle dit ne pas aimer, compte tenu des sarcasmes dont elle a été l’objet dans son enfance.

Même si elle préfère parfois la compagnie des animaux aux humains, Sue-Ann n’est pas non plus complètement ermite. Elle s’implique de temps à autre dans les Tabliers en folie. Une cuisine collective et de dépannage alimentaire à Richmond.
Elle en profite pour glisser qu’en général, elle n’aime pas se faire «bosser» par quiconque. Ce qu’elle illustre en donnant l’exemple des cuisines collectives, où, de son point de vue, il faut souvent suivre des recettes à la lettre. Ce qui lui convient moins.
«Je suis aveugle d’un œil»
Sue-Ann souffre de diabète et a des problèmes de vision. «Je suis aveugle d’un œil depuis 14 ans. Et mon autre œil ne voit pas bien. Je vois tout, mais un peu embrouillé.»
À propos de ses soucis de santé, un médecin lui a fait des recommandations qui l’ont secoué.
«L’endocrinologue m’a dit : «Madame, vous devez faire attention à ce que vous mangez!» Mais la madame est cassée deux semaines par mois. Fait que la madame, elle a juste des pâtes et du pain à bouffer», lui avait-elle lancé avec ironie.
Il serait peut-être possible pour elle de faire opérer ses yeux, mais elle est terrifiée à l’idée des conséquences à court terme. «Je suis toute seule, ici. Si je me fais opérer, je ne peux pas rester sans rien voir pendant une dizaine de jours.»
Elle pourrait recevoir du soutien, mais elle refuse. «Je ne veux rien savoir des travailleurs sociaux. Ils disent qu’ils sont là pour t’aider, mais ils ne t’aident pas.»
«Je viens d’apprendre quelque chose»
Sébastien Champagne profite de la conversation pour glisser à Sue-Ann qu’il y a un congélateur à l’entrée du Centre d’action bénévole (CAB) de Richmond. Avec des produits à donner à la communauté. «C’est offert en tout temps. Tu arrives, tu prends de la bouffe et tu t’en retournes chez toi», lui dit-il. «Je viens d’apprendre quelque chose», lui répond-elle.
Ce sont pour de petites remarques comme celles-là que Sébastien Champagne est si précieux dans la vie de centaines d’aînés dans le Val-Saint-François. Des personnes qui ont besoin de connaître les coordonnées d’un organisme pour les dépanner, qui veulent comprendre des documents administratifs ou encore recevoir de l’écoute et de l’empathie pour ce qu’ils et elles vivent.
Toute la latitude pour «être soi-même»
Les travailleuses et travailleurs de milieu de l’ITMAV sont aujourd’hui 235. Dispersés sur le territoire québécois. Des intervenants qui jouissent, pour réussir à joindre des personnes en marge du système, d’une grande marge de manœuvre vis-à-vis de la façon dont ils et elles offrent leurs service. Une situation rare, dans un milieu très normé. «J’ai toute la latitude pour être moi-même et détonner un peu pour faire rayonner les services», confie Sébastien Champagne.
«Je fais des rencontres extraordinaires»
Le travail de Sébastien Champagne est varié et sort des sentiers battus. «Je ne suis spécialiste de rien et je songe à faire des cartes d’affaires avec cette mention. Je suis plutôt un répartiteur de numéros de téléphone et de ressources moins connues», lance-t-il avec un humour.
Comme Sue-Ann, Sébastien Champagne chérit sa liberté.
«J’aime le fait de ne pas avoir de boss. J’ai besoin de ça. Je ne me verrais pas «puncher» dans un bureau et faire du 9 à 5. Ça durerait trois mois. Et après, je serais malheureux. Dans mon travail, les gens m’exposent leurs questionnements et leurs problèmes. Ils partagent leur récit de vie et leurs anecdotes. Mon métier est merveilleux. Je fais des rencontres extraordinaires.»
Pour rejoindre ces personnes, il a développé une approche bien à lui. On le voit un peu partout dans le Val avec sa guitare, pour pousser la chanson. Un moyen d’aborder les aînés en toute simplicité et dans la bonne humeur. «Dans les clubs d’âge d’or ou les soupers spaghetti, j’utilise la musique pour amuser. Pour que ce ne soit pas lourd lorsque j’aborde les gens et que je tisse des liens avec eux», mentionne-t-il.

«Mes oiseaux sont ma vie»
Sébastien Champagne croit qu’une partie de l’inconfort de Sue-Ann vis-à-vis des autres provient peut-être du fait qu’elle n’a pas encore trouvé sa «crowd». C’est-à-dire des gens qui ont les mêmes valeurs et intérêts qu’elle.
Et des passions, Sue-Ann en a tout plein. Même si elle ne semble pas le réaliser. Elle les partage avec plaisir tout au long de l’entretien. En tête de liste : un amour immense pour les animaux. Particulièrement ses oiseaux, ses deux chats et ses poissons.
«Mes oiseaux sont ma vie. C’est ma raison de vivre. Si je ne les avais plus, comment je ferais?», lance-t-elle comme cri du cœur.
Un de ses oiseaux, un perroquet aveugle, est un écorché de la vie. Elle se fait un honneur de lui prodiguer 1001 petits soins. «Je suis un foyer de vieux pour oiseaux», illustre-t-elle avec humour.

En plus de sa passion pour les animaux, elle adore les reptiles, les arachnides (araignées) et les insectes. Lorsque la conversation bifurque sur le sujet de l’Insectarium de Montréal, elle mentionne le nom de Pierre Veilleux. Un Richmondais qu’elle a connu dans sa jeunesse. Celui-ci a travaillé pour l’Insectarium jusqu’en 2018. C’était le technicien attitré de Georges Brossard, fondateur de l’Insectarium, durant les deux années qui ont précédé l’ouverture de l’institution en 1990. Pierre Veilleux a aussi été en charge de la conservation et du montage d’expositions entomologiques.
Malgré son amour de «bibittes», Sue-Ann n’a jamais mis les pieds à l’Insectarium. «J’aimerais bien ça, mais je suis «scotchée» ici», lance-t-elle, un peu à regrets.
S’occuper le plus longtemps de ses animaux
À 60 ans, Sue-Ann craint déjà la perspective de vieillir. D’une part, parce qu’elle souhaite rester en forme pour s’occuper de ses animaux. Et, d’autre part, parce qu’elle ne veut pas être obligée de déménager dans une résidence pour personnes âgées (RPA). Au sein de laquelle les animaux sont interdits, ou à tout le moins sa grande ménagerie. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle choisit de louer un appartement privé plutôt que de loger dans une habitation à loyer modique (HLM), qui coûterait moins cher. Parce que les HLM ne les accepteraient pas non plus.
Sébastien Champagne en convient. «Pour des personnes âgées, c’est parfois brutal de quitter leur maison après 30, 40 ou 50 ans au même endroit pour vivre dans une RPA. Et si, en plus, elles ont des animaux et doivent s’en départir, c’est pire.»

Une immense créativité
Derrière ses réticences et son côté bougon, Sue-Ann cache une grande sensibilité et une belle créativité. Auxquels peu de gens ont accès.

Elle aime le dessin et la peinture. Elle crée aussi des bijoux de fantaisie. Toutes des œuvres qu’elle conserve dans son intimité. Alors que, de toute évidence, elle a du talent.
«Dans l’une de ses peintures, je vois des gens qui sortent d’eux-mêmes. Qui vivent une mutation. Qui ne sont plus capables d’être eux-mêmes et qui sortent d’eux-mêmes. Je trouve que ça parle tellement», dit Sébastien Champagne, en montrant une photo de l’oeuvre en question.

«C’est ma bulle»
Les idées créatives ne manquent pas. Si elle avait la possibilité, Sue-Ann aimerait apprendre à souder.
«J’aimerais ça qu’ils ouvrent un local à Richmond. Pour les gens qui ont besoin d’un espace pour créer des projets artistiques», rêve-t-elle.
Sébastien Champagne convient qu’un tel lieu serait utile à bien des artistes de la région.

«Il y a comme une retenue, chez Sue-Ann, de montrer qui elle est », révèle Sébastien Champagne. Ce à quoi Sue-Ann répond, tout de go : «C’est ma bulle! Je ne veux pas que les gens viennent dans ma bulle sans mon autorisation.»
C’est donc un privilège d’avoir passé quelques heures en compagnie de cette rebelle. Qui a accepté d’ouvrir sa précieuse intimité avec grande générosité.
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COORDONNÉES DE L’ITMAV
Vous êtes une personne de 50 ans et plus ou connaissez une personne qui aurait besoin d’un coup de pouce? Voici les coordonnées de l’ITMAV dans le Val :
Sébastien Champagne : 1 855-513-2255, poste 3 ou : 819-725-0125 (cellulaire)
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