Le Val-Ouest

L’Avalé du Val – Des âmes dans un IGA

Crédit photo Nicolas Proulx

Des fois, ce qui reste pris, c’est une chanson.  C’est comme ça.  Malheureusement, je ne suis pas parolier.  Des fois, je m’en sacre.  Je la crache quand-même.  Ça sort tout croche évidemment, sans rythme, sans précision, sans ce qu’il faut pour être une chanson digne de ce nom.  Ça devient une chose mal formée, mal née.  Une chanson qu’aucune musique ne viendra jamais envelopper.  J’en ai quelques-unes, comme ça, mortes, dans le fond d’un tiroir.

Depuis quelques jours, j’en ai une, là, qui graffigne au creux de ma poitrine.  Elle me tient par le cœur, la maudite!  Je me connais, je pourrais me lancer, les yeux fermés, au diable les conséquences, au diable la défaite, fuck le gaspillage!  Mais, là, je me retiens.  J’ai comme l’impression que c’est une chanson à protéger.

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Je ne sais pas trop quoi faire avec ça.

J’ai pensé la sortir par petits bouttes, en faisant ben attention pour pas rien scraper.  Parce qu’au fond, c’est juste des petits bouttes que j’ai.  Mais je sais pas comment les placer.  Comment toute raboutter.

C’est une histoire mon affaire, mais ça ne se raconte pas.  C’est un mélange, une ambiance, quelque chose qui plane.

Quelque chose qui m’est arrivé.

***

Depuis longtemps, j’ai l’idée de mélanger les formes.  J’ai toujours pensé, par exemple, que je pourrais arriver à faire d’un texte, un film.  Pas un scénario, mais le film lui-même, avec toutes ses composantes de cinéma. Une prose-film.  Plus jeune, encore plus brave, je voulais écrire des textes en forme d’objets, comme une chaise, un arbre, un cendrier.  Une prose-objet.  Là, ce que je veux faire, c’est une prose-chanson.  C’est quelque chose qui ne se peut pas.

***

C’était dans l’allée d’un IGA.

On s’est croisés.  Trois regards.  On s’est arrêtés.  On était masqués.  Soudain, on n’était plus des personnes, mais des âmes.  C’est peut-être que nos yeux, bien cadrés, sont devenus des miroirs.  En tout cas, moi, c’est ce que j’ai voulu croire.

***

Elle pousse ma chanson.  On la sent.  On peut la percevoir.  Ça commence à faire mal.  En fait, ça fait mal depuis longtemps.  C’est ici que ça pourrait mal virer.  Ou complètement avorter.  Je prends mes précautions, m’y prends d’une autre façon.

***

Partout, dans toutes les allées, ce qui s’est passé, c’est que tout le monde est devenu une âme.  Une âme qui pousse son panier.  Une âme penchée sur des sacs de riz.  Une âme, de l’autre côté, qui cherche un spécial pour le Pepsi.  Et ça s’est mis à flotter, à planer.  Âmes d’un autre temps, d’autres vies, du passé, du présent.  Âmes de morts.  Âmes de vivants.  Ça nous enveloppait pendant qu’on se regardait.

Notre attention à cette chose si pure, mais qui fait si mal, a tout spiritualisé.  J’ai vu des âmes partout, j’en ai même vu s’enlacer.

Mais le plus clair, pour moi, ce sont les enfants que j’ai connus qui se sont pointés au bout des allées pour me saluer.  Ils disaient mon nom.  C’est devenu évident : c’est une chanson.

***

Suffit d’une seconde, un lousse dans la volonté, dans sa confiance et la horde s’amène.  Des corps parfaits jaillis d’un nuage de poussière avec des têtes de Rivard et De Larochellière, au bout des bras, une épée brandie.

Tais-toi mon gars!  Retourne à ce que tu sais vraiment faire!

C’est pourtant là.

***

Ils m’interpellaient ces enfants.  Salut, tu te souviens de moi ?!  Ça défilait presque, de chaque côté des allées, tout seul, une pinte de lait dans les mains, tenant celle d’un parent ou, dans les bras, leur bébé.  Des hommes, des femmes, des garçons, des p’tits gars, des filles et des fillettes dont je me suis un jour occupé.

Salut!  Heille, tu me reconnais ?! Moi, c’est Claudine, de ’87, je me souviens de l’igloo que tu nous avais faite; moi, c’est Robin, de ’90, j’ai déjà trois fils qui en valent six; moi, c’est Alex, de ’97, on avait construit des pylônes électriques en blocs de bois; moi c’est Justine, de 2008, tu m’avais dit que j’apprenais vite…

C’est devenu tout un mélange dans le IGA, une sorte de parade chaotique, un chose baroque, éclatée, colorée, comme dans un film italien.  Ça tournoyait autour de nous, ça se passait en dehors et en dedans nous.

Nous trois.

Nous étions avec les enfants de nos vies.  Les miens.

Le leur…

***

C’est peut-être un éclat de beauté, la douleur.  Un éclat de vérité.  C’est en soi.  En soi, c’est toujours pur.  Parfait comme un cœur, en pleine obscurité, au creux de la poitrine.   Mais sans regard.  Seul et sans partage.

J’ai besoin de sortir cet éclat-là de moi.  D’essayer.  Le faire, je le sais, c’est de sacrifier sa pureté, sa beauté, sa perfection.  J’avais cette chanson, j’aurais eu beau tourner ça dans tous les sens, inventer des formes nouvelles, impossibles, jamais je n’aurais pu traduire, ne pourrai rendre justice à cet instant, quand, du bout de l’allée d’un IGA, l’âme d’un p’tit gars frisé à lunettes de 2014 s’est approchée doucement de ses parents pour venir me saluer.

***

Excusez-là!

Crédit photo Nicolas Proulx

Lire la chronique précédente : L’Avalé du Val – Tu peux me suivre si tu veux

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