À ma troisième année à l’université, j’ai eu envie de sortir des résidences étudiantes, d’aller habiter au cœur de Sherbrooke. Je cherchais un logement à partager. Les petites annonces m’ont amené jusqu’à Bianca.
Elle habitait un grand logement sur la rue Olivier dans le Sud, un quartier appauvri de cette ville dans laquelle je me roulais comme un chat dans la poussière qui marque son territoire.
Bianca, adepte de la zoothérapie, vivait avec un perroquet jaseur nommé Echo, un chien bâtard nommé Ellebaille, trois ou quatre chats, dont un tout noir nommé Poker, que j’ai aimé tout de suite. Elle conduisait une vieille et énorme Volvo, sa marque de prédilection, qui paraissait un véritable char d’assaut à côté d’elle, toute menue. Mais, bien que petite, Bianca en avait dedans, comme on dit : ricaneuse, énergique, très à l’écoute, bref un personnage fort sympathique. Est-ce mon attirance pour son chat Poker ou mon répondant à sa personnalité extravertie, ç’a cliqué tout de suite, je suis devenu son coloc.
Bien que notre cohabitation fût cordiale et sans heurts, occupés, nous ne nous voyions pas tant Bianca et moi. Je passais mon temps dans la ville à rattraper ma vie de jeunesse, à y chercher midi à quatorze heures et, accessoirement, à aller à mes cours. Je me réfugiais dans ma chambre pour y cuver mes déboires ou mes fulgurances; souvent Poker venait me visiter, se couchait sur mes feuilles d’écriture l’air de dire : « Laisse faire toute ça mon gars, relaxe… ».
Bianca, de son côté, bossait fort à un projet qui prenait forme, dont je ne me préoccupais guère, mais qui allait se retrouver au centre d’un chapitre important de ma vie d’éducateur. De ma vie, tout court.
Au-delà de son excentricité, Bianca était une étudiante sérieuse et visionnaire, une humaniste carburant à l’action, se donnant comme mission d’offrir des services psychoéducatifs aux enfants avec des troubles graves du développement et de la personnalité. Elle et sa collègue Sylvie, toutes deux en voie de devenir psychoéducatrices, travaillaient à fonder un camp d’été pour ces enfants. Un projet énorme qui allait se concrétiser à l’été 1991.
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Avec les vacances, mon poste à la garderie l’Arche de Noé ne s’était pas prolongé. J’avais trouvé une autre job, pas rapport, dans une usine d’embobinage de cassettes vidéo. J’avais lâché après deux semaines après que le boss m’eût parlé bête. J’étais parti, garrochant mon tablier, comme dans les films. Je n’avais plus de job.
C’est là que Bianca a pris toute son importance. Je suis allé la voir dans ses préparatifs pour le camp. Ce jour-là, elle accompagnait un enfant atteint d’autisme profond. Il était fuyant, sans contact visuel, beau comme un chat se réfugiant dans des rituels mystérieux. Une présence se refusant aux autres et à elle-même, mais paradoxalement, encore plus éclatante de vérité. Une âme humaine, pure, tangible, là devant moi.
J’ai kické. Ça n’a pas été compliqué. Bianca m’a engagé.
Le camp commençait les jours suivants. Je découvrais un univers profondément humain. Magnifiquement humain. Les enfants d’abord: leur personnalité singulière, furtive ou explosive; leur sensibilité fine et essentielle. Des êtres fabuleux. Inoubliables. Les parents ensuite : de beaux humains rompus au courage et à l’amour. Nous partagions avec eux une parcelle de leur secret : cette abnégation cachée au fond de leur regard aimant et fatigué. Et les intervenantes et les intervenants : un groupe de jeunes adultes à cœur ouvert, intelligents, forts de leur vulnérabilité conscientisée, drôles et sans prétention. J’y ai trouvé une gang. Ma gang. Certains membres ont fait un bout de chemin avec moi par la suite, d’autres sont restés pour toujours dans ma vie.
Ce camp d’été s’appelait Tintamarre. Au fil du temps, l’organisme s’est transformé. Il porte maintenant le nom Autisme Estrie et offre plusieurs services aux familles. Pour moi, ça demeure le Camp Tintamarre de 1991. J’y ai travaillé l’été ou les fins de semaine jusqu’en 2002. J’y ai vécu mille défis, rempli mille missions. Tintamarre fut la meilleure de mes écoles. J’y ai établi mes fondations, construit une appartenance, forgé le début d’une vie estrienne riche et significative.
Je n’ai pas revu Bianca depuis très longtemps. Je ne sais pas ce qu’elle devient, ni si son perroquet est encore vivant, mais je suis convaincu d’une chose: elle conduit encore une Volvo. Ce texte est pour te remercier Bianca, pour la chance que j’ai eue de vivre cette expérience, pour tout ce que j’en ai retiré.
Et pour tout ce que tu as fait pour l’enfance en Estrie.
Merci!