Le Val-Ouest

Les enfants et moi – Camp de travail

Été 85. Un sac. Un genre de sac d’armée en coton épais, kaki, avec plein de poches qui se fermaient avec des petites ganses de cuir. Je me revois en train de le bourrer de bas, de t-shirts, de bobettes, d’une paire de jeans. C’était mon bagage pour la semaine. Je l’accrochais à mon épaule en embarquant dans le bus qui m’amenait du métro Longueuil jusqu’au camp d’été de Contrecœur. Six jours plus tard, je reprenais le même bus qui me ramenait à Longueuil. J’avais une seule journée de congé par semaine, j’en passais la moitié à faire mon lavage avec la mini laveuse portative de ma sœur avec qui j’habitais nouvellement. Une paire de jeans, c’était le top pour cette machine-là. Ça jammait. C’était long. Je faisais sécher le linge sur les barreaux du balcon. Je rebourrais mon sac et repartais avec le lendemain pour une autre semaine.

***

On m’avait affecté aux gars de 10-12 ans en campement. C’était la clientèle la plus difficile. Ils venaient tous de milieux défavorisés (c’était la vocation du camp d’accueillir ces enfants). On dormait, campeurs comme moniteurs, dans de grandes tentes humides. J’étais responsable d’un groupe d’une dizaine de garçons assez poqués, 24 heures sur 24, six jours par semaine; on était payé une piasse de l’heure.

C’était dur. Le tir à l’arc, c’était dangereux avec eux, le canot aussi, ça chavirait. Ça se battait. Ça faisait des crises de nerfs. L’un de mes campeurs avait menacé de se suicider, il voulait se jeter en bas d’une tour. J’avais négocié quelque chose avec lui, je ne me souviens pas quoi. J’avais fait ce que je pouvais. Il n’avait pas sauté.

Les jeunes n’écoutaient pas. On devait les amener d’un poste d’activité à un autre; ils ne voulaient rien savoir, ils déconnaient. Ils me challengeaient constamment. Je me souviens qu’à bout de ressources, un jour, pour les faire bouger, j’avais feint le malaise, je m’étais effondré par terre, je ne bougeais plus. Je faisais le mort. Je les entendais supputer sur mon cas, s’inquiéter. J’avais attendu qu’ils se rapprochent et m’étais relevé d’un bon, pas de bonne humeur. C’t’assez là! Vous suivez! Ils avaient maugréé un peu, mais au moins ils avaient suivi.

C’était intense. Je me sentais comme dans une sorte de camp de travail. Un sentiment d’être prisonnier. Je regardais les autos passer, j’enviais cette liberté. Je voulais être là, dans cette auto, quel bonheur ce serait! Le soir, avant de dormir, quand les gars dormaient enfin, je feuilletais la revue Les Débrouillards. Ce que j’y voyais, les images – des lions, des fleurs, des villes -, me semblaient appartenir à un monde libre, insouciant, heureux. J’étais un conscrit.

Les moniteurs lâchaient les uns après les autres. Ils étaient remplacés par d’autres qui lâchaient aussi. Ça semblait normal, régulier. J’avais compris qu’un écrémage se faisait. Que les plus toughs, restaient. J’en étais. C’était ma guerre. Et, à l’époque, c’est pas mal tout ce que j’avais. Je m’y accrochais.

Parfois, je restais au camp les jours de congé. Je ne me mêlais pas aux autres moniteurs. Je n’avais plus les repères pour faire face aux autres, pour agir comme un gars de mon âge. Je préservais mon énergie pour faire le travail. Je me balançais, face au fleuve, je regardais passer les paquebots. Je m’évadais comme je le pouvais.

***

J’ai trainé ce sac tout l’été. Je le vois parfaitement. Ses taches. Ses trous. Son odeur. Je le sens sous ma main sur le siège de l’autobus. Je le vois éventré sur le plancher de ma chambre. Il a été mon compagnon, cet été-là, ce sac kaki, ce sac d’armée.

Le dernier jour du camp, vers la mi-août, j’étais retourné en ville par l’autobus jaune qui ramenait les campeurs. On avait débarqué en plein soleil dans une cour d’école, un jour de semaine. Je me souviens de m’être demandé pourquoi l’école était déserte, sans enfants. C’était encore l’été, j’avais perdu la notion du temps.

J’étais passé au travers. J’avais survécu. C’est ce que je m’étais dit, en ramenant sur mon épaule mon sac.

En plus de mon linge sale, j’avais cette expérience-là dans mon bagage.

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