À l’hiver de mes 18 ans, j’ai vu mon père pleurer en haut de l’escalier de la maison où j’ai grandi. Ma mère, elle, squattait chez son frère Bertrand dans une maison mobile du camping Sylvain. Les fins de semaine, je décidais souvent de rester seul dans mon appartement à Trois-Rivières; mes amis retournaient dans leur famille. Je n’allais plus trop à mes cours. Je réussissais mes examens de calcul différentiel et intégral de justesse en recopiant les notes de mes chums et en les étudiant la veille. Faute d’assiduité, j’avais atteint mon plancher de compréhension en mathématique, ou mon plafond : je ne pouvais pas creuser plus profond ou saisir de plus hauts niveaux d’abstraction. Dommage, j’aimais les maths.
Au printemps, sans trop de repères, j’avais décidé de continuer à l’automne mon cégep ailleurs et d’aller demeurer avec ma sœur sur la Rive-sud de Montréal. D’ici là, il fallait que je travaille.
Mon père m’avait prêté son auto pour me rendre à une entrevue pour une job dans un camp d’été sur le bord du fleuve entre Trois-Rivières et Montréal. J’étais nerveux à cause de la conduite. J’avais fait un dépassement de cabochon et cafouillé massivement avant de trouver la place. J’avais miraculeusement réussi à ne pas arriver en retard.
C’était une entrevue de groupe. On était une dizaine. Les chefs de camp, des jeunes adultes expérimentés, drôles et sûrs d’eux, animaient la rencontre. Ils m’impressionnaient. On avait eu à se présenter en disant ce qu’on voulait faire plus tard dans la vie. Je ne me souviens pas de ce que j’avais dit, mais je me souviens que mon voisin de chaise voulait devenir un thanatologue. Il avait l’air sûr de son affaire. Il avait même le look de l’emploi. Un naturel. Ça m’avait fait sourciller, rire en coin un peu, j’avais eu un regard complice avec un animateur.
Ensuite, on nous avait présenté des mises en situation, ce qui pourrait arriver au camp avec les enfants. Une des chefs de camp s’était amenée en personnifiant une petite fille. Elle jouait bien, on y croyait. C’était sa première journée au camp. Elle pleurait, elle disait qu’elle s’ennuyait de sa mère et de son poisson rouge, qu’elle voulait retourner chez elle.
L’action s’était arrêtée net. Un animateur nous avait demandé d’intervenir auprès de cette enfant. Chacun son tour, on devait y passer. Je me souviens du thanatologue. Il s’était approché. Je me souviens des mots de la petite fille qui pleurait encore. Je veux ma maman!
Le thanatologue avait eu ce geste, je le vois encore, clairement : il avance brusquement son bras vers elle, il mime de lui tendre un combiné téléphonique. Appelle -là ta mère! C’était l’intervention qu’il avait choisi de faire.
Je me souviens d’avoir trouvé que ce n’était pas une bonne idée. De l’avoir su. Et ce deuxième regard furtif avec l’animateur.
Quand mon tour est venu, j’avais essayé de créer un lien avec la petite fille en lui posant des questions sur son poisson rouge, en lui demandant de le dessiner pour me le montrer. Je revois le regard de la cheffe de camp dans les yeux de la petite fille qui ne pleurait plus. Je savais que j’avais l’emploi.
Ce n’est pas tant la réussite de cette entrevue qui m’a marqué, mais le souvenir d’une confirmation. Ce sentiment, à travers le regard de personnes en autorité, de « l’avoir ». Ce sentiment, aussi, de « l’avoir » comparé à un autre qui ne « l’a pas ». À 18 ans, se comparer est important et les victoires sont précieuses.
Je n’ai jamais revu le thanatologue, ni au camp d’été, ni ailleurs. Il a probablement eu ses victoires, lui aussi, et su créer des liens…
2 avis au sujet de « Les enfants et moi – Le thanatologue »
Bravo! Tu avais trouvé ton chemin.
Quand on a 18 ans et avoir ce réflexe, c’est vraiment révélateur de votre sensibilité et de votre empathie. De bien belles qualités!
Bravo!