Je me souviens du climat. Tendu, angoissé. Le silence dans l’habitacle, les pleurs de ma mère la nuit d’avant. Ça ne va pas bien. Encore. Je suis à l’affût du moindre signe de changement. Je suis un spécialiste du climat familial. Le silence dure. Je vois entre les deux sièges la main de ma mère s’approcher et se poser sur celle de mon père. Ma mère commence à chanter. La grosse noce de Gilbert Bécaud : Ça chante et ça danse, c’est comme un dimanche, on va s’amuser, et sonne les cloches, sonne pour la noce, ils sont mariés. Mon père joint sa voix à la sienne. La douce et profonde voix de mon père. Derrière, je peux porter mon attention sur le paysage qui défile. Je peux enfin respirer.
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Mon grand-père Jérôme est mort, on vient de l’enterrer. Tous ses enfants, les seize, sont réunis dans la grande cuisine de la maison ancestrale; ils forment un grand cercle. Je suis là, témoin, avec quelques cousins et cousines. Le chant commence. Un hommage spontané en l’honneur du patriarche, lui-même grand chanteur, amateur de vieilles chansons françaises, titulaire du Minuit Chrétien. Le chant retentit dans la maison, visite chaque pièce, chaque recoin, chaque souvenir. Je reconnais la belle voix basse et aimante de Jean-Luc, celle, haut perchée et pure, de ma mère. Le chœur est juste et habité. C’est la chanson de Malbrough, une vieille et introuvable version : On entend dans les champs les échos les plus charmants que Malbrough n’est pas mort, que Malbrough n’est pas mort… car il vit encore, car il vit encore! Et tous, moi compris, de répondre : CAR IL VIT ENCORE, CAR IL VIT ENCORE! Mon cœur d’enfant vibre avec cette grande famille qui n’aura jamais été aussi unie.
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C’est la rencontre des petits en juin. Notre premier contact. Je serai leur professeur après l’été à leur toute première entrée à l’école. Les parents sont là. Beaucoup de nervosité dans l’air, parfois de l’angoisse. Je joue l’adulte confiant et accueillant même si au fond de moi je ressens la même peur. Une sorte d’amour, que je ne saurais définir, m’apaise et calme. Je réunis les enfants, les fait parler, rire et bouger. Les plus anxieux demeurent figés. J’annonce alors que je connais une chanson bizarre. Le mot bizarre fait son effet. C’est intrigant. Les dégourdis sont déjà prêts, le regard allumé, les autres me jettent un œil méfiant. Je m’installe formellement, assis en tailleur avec eux, le dos redressé, gorge raclée. Je me lance : Au claire de la… Je vois dans leurs yeux un dépit complice et amusé ou bien de la déception. Je les entends penser : « On la connait cette chanson, c’est pas bizarre! » Les voilà bien appâtés. Je poursuis : Au clair de la la li lune, mon ami Pierre ra ri ro, prête-moi ta pa pi plume, pour écrire un ma mi mo, ma chandelle est ma mi morte, je n’ai plus de fa fi feu, ouvre-moi ta pa pi porte, pour l’amour de da di dieu. Moment de flottement, regards lancés aux parents. Qu’est-ce que c’est que cette folle chanson? Certains rigolent, d’autres n’en reviennent pas encore. Les timides, déstabilisés, sortent de leur torpeur.
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Comme Sardou, j’ai fait toute ma carrière en chantant. Les chansons faisaient partie du quotidien avec les enfants. J’ai dû en chanter et en montrer des centaines au cours des années. On a en a inventées, transformées, dansées, gesticulées, enregistrées, filmées, produites en concert. J’en ai oubliées plein. J’ai enseigné avec elles. Elles étaient au cœur de mon programme, de ma planification, de ma démarche pédagogique… ces grands mots… Je n’ai jamais vraiment aimé les grands mots en éducation. J’aime mieux les petits comme : vie, cœur ou ami. Beaucoup plus facile à apprendre en plus. Comme les chansons.
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Cet automne ma mère a été hospitalisée pour un problème sérieux au cœur. Elle a très mal vécu ça. Un soir de douleurs, je l’ai vue vraiment mal, désorientée et très agitée. Son visage était crispé, ses paroles acérées. Je ne savais pas quoi faire. Je lui ai pris la main. J’ai dit : « Je vais chanter môman. » Elle a fermé les yeux. Toute petite, maigre dans sa jaquette, les cheveux détachés, au creux de son lit d’hôpital. J’ai chanté les chansons que j’ai chantées toutes ces années à l’heure du repos à l’école ou de la sieste à la garderie. La poulette grise. La nuit court après le jour. Le renard et le loup. Je voudrai voir la mer. Trois petits minous.
Maman, maman, maman… nous avons retrouvé nos mitaines… gentils petits minous, vous aurez du bon lait pour le souper…
Je pense qu’elle s’est endormie.
Et je suis parti.