Le Val-Ouest

Les enfants et moi – Claude

Mon premier groupe, à l’automne 86, s’appelait les Clowns.  Des 4 ans.  Je me souviens de chacune, de chacun.  Je les vois.  Claudine, ricaneuse, distraite, tannante un peu.  Lucie, confiante, brillante, avec du caractère.  Alexandre, un p’tit gars facile, joueur, volontaire (et sa mère, sexy). Sandra, rêveuse, légère, souriante.  Geneviève, brillante, sportive, parfois un peu sombre.  Maxime, frêle, fébrile, marchant sur la pointe des pieds.  Julien, tranquille, effacé, qui fait son bonhomme de chemin.

J’en avais sept.  Je les aimais.  On s’aimait.  J’inventais plein d’activités farfelues à partir de rien, des cocottes, un vieux magazine, des souliers, n’importe quoi.  Mon bonheur d’être avec eux dynamisait mon imagination.  J’épinglais un papier sur le bord de la porte avec le compte-rendu de la journée.  Les parents aimaient ça. J’aimais les parents.  Je me souviens, avant la rencontre de début d’année avec ces derniers, j’avais écrit un texte sur ma philosophie éducative.  J’y parlais d’amour, de bien-être, de constance, de créativité, de confiance, d’harmonie, d’autonomie, de collaboration.  Je ne sais pas où je prenais ça.  C’était un peu prétentieux, mais ça faisait rire Josette.  J’aimerais bien me revoir avec ma tête frisée, maigre comme un chicot, encore un peu boutonneux, en train de faire mon sérieux devant les parents.

En janvier, un huitième enfant, nouvellement inscrit à la garderie, est arrivé dans mon groupe.  Il s’appelait Claude.

Claude était maigre, émacié, agité.  Fuyant.  Il n’écoutait pas, se sauvait. Il pouvait faire des crises terribles, lancer des chaises, claquer violemment des portes.  Il avait de bons moments. Mais pas tant.

J’en avais vu d’autres.  Je me pensais bon.  La meilleure recrue de toutes les garderies de la Rive-Sud.  Who’s the best? I’m the best!

Claude me résistait.

J’avais appris qu’il m’était facile d’apprivoiser un enfant.  Un peu de patience.  Un peu de détachement.  Un sourire, sans attente (vraiment sans attente).  Le petit mot, par la bande, qui porte une attention spéciale.  Je t’ai vu courir tantôt, tu cours vite!   Une petite formule qui le déstabilise un peu, monopolise son attention ou sa mémoire.  Ça marchait presque toujours du premier coup.  Sinon encore un peu de patience, un sourire au loin, une présence, pouf! c’est dans la poche.  Au fond, c’était une sorte d’affection partagée, un partage égalitaire.  Je les aimais comme ils m’aimaient.  On jouait, on était ensemble. Mon travail d’éducateur se révélait dans cette présence.  Dans cet amour.

Claude était imperméable à tout ça.

Ce que je lui donnais, rebondissait.  Mon détachement, il en devinait les intentions.  Il court-circuitait ma stratégie.  Tu m’auras pas mon gars.  Ses regards furtifs me donnaient un peu d’espoir.  Mais rien ne tenait.  Les autres éducatrices, à mes pauses, n’en venaient pas à bout.  Les autres enfants en avaient peur.  Le climat de mon groupe s’assombrissait.

Je ne lâchais pas.

Je prenais ma pause du dîner pour le calmer dans la salle de repos.  J’y arrivais parfois.  Il prenait toute mon énergie.  Mon détachement sans attente se transformait en obsession.  Je savais déjà intuitivement que cette trop grande implication émotive me perdait.  Je persistais.  Ce n’était plus de l’affection.  Ce n’était plus du travail.  Je me perdais.

Josette l’a vu.

Quand je suis allé dans son bureau pour parler de Claude, pour chercher des solutions, elle m’a dit qu’elle le retirait de mon groupe.  Qu’elle le retirait de la garderie.

Sanglots. Honte.

Josette m’avait protégé et protégé les autres.  Elle avait agi.

***

Un peu plus tard, cette année-là, alors que ma confiance était revenue, une éducatrice lors d’une formation m’avait dit qu’avec de l’expérience, j’y serais arrivé.  Je crois qu’elle avait raison.  Peut-être pas.

Mais cet échec me montrait que j’étais encore bien vert.  Qu’il me fallait garder cette confiance, mais savoir que j’avais beaucoup à apprendre encore, apprendre aussi à reconnaître mes limites et à me ménager, parfois.

Tu m’auras appris, Claude.  Et vous, les Clowns, vous m’aurez marqué à jamais!

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