Le Val-Ouest

Les enfants et moi – Poudrerie

Hier, sous un vent hurlant, de grands nuages de poudrerie roulaient sur les prés à toute vitesse. On aurait dit la course de fantômes géants chassés de leur forêt et cherchant désespérément un autre refuge. J’ai voulu capter cette fuite sur mon téléphone, sans succès.

J’ai remis mes gants, repris mes bâtons et ma glisse. Je ne voyais déjà plus la trace du skieur qui était passé avant moi. J’ai pensé que ce vent poudreux de janvier agissait comme le temps pour les souvenirs, altérant leur relief, leur couleur, leur réalité.

J’écris mes mémoires, mon acte est un passage sur des traces anciennes effacées par le souffle du temps. C’est une reconstitution entourée de fantômes effrayés et de forêts désertées.

***

La gratte était passée. Il y avait des amoncellements de gros grêlons sur le bord des rues, pareils à des bancs de neige. On était en juillet. Le 14 juillet 1987. Un orage épouvantable. Ma sœur me pensait mort.

J’étais parti travailler le matin à vélo, mon moyen de transport habituel. Une autre journée de bonheur à la garderie m’attendait.

Je me souviens de cette époque, quand j’arrivais dans la cour de la garderie, les enfants de mon groupe m’attendaient dans la vitrine. Mon arrivée était une fête. Les journées se passaient dans la joie, le plaisir. Les beaux jours d’été, on organisait des ateliers extérieurs sur la cour, chaque groupe, en rotation, allait de l’un à l’autre. Je me souviens d’avoir inventé un jeu populaire, très simple. Les enfants devaient courir à toute vitesse vers un gros matelas épais et plonger tête première. Une éducatrice et moi tenions une page de journal bien tendue que l’enfant devait défoncer en plongeant. Ce saut leur faisait un peu peur, mais la satisfaction d’avoir franchi l’obstacle en explosant la feuille de journal était grande. Tous les enfants capotaient sur ce jeu, même les p’tits de 18 mois, même les plus timides. La file d’attente était longue.

Je recevais beaucoup de reconnaissance des enfants, mais des adultes aussi, les parents, les éducatrices. On avait du fun. Je me faisais des amies au travail.

Et j’ai eu des flirts, des amourettes. Ma quête était brûlante. Un parfum, un sourire, une robe courte… j’étais jeune… Mais c’était toujours compliqué, impossible, jamais abouti. Jamais vraiment réciproque. Et je devais aussi dealer avec une image que je me faisais de moi-même, un gars qui travaille avec les petits enfants, donc pas très viril.

À l’âge que j’avais, où l’image est importante, ça me préoccupait. Mais j’aimais mon métier; c’était une partie de moi. J’ai vite compris que le fait d’être un homme travaillant auprès des jeunes enfants pouvait comporter des désavantages sur les perceptions que l’on peut se faire de soi-même et celles que les autres se font de nous, que j’allais devoir vivre avec cette réalité des métiers non traditionnels. J’ai compris qu’il fallait juste que je fasse la job, que je la fasse s’a coche, comme on dit, pour me sentir compétent et sûr de moi, pour convaincre les autres que j’étais à ma place. J’avançais droit, sans toujours regarder sur les côtés. Ça m’a peut-être amené à monter la barre et à la garder haute. Être minoritaire, être différent, être « surveillé », ça peut devenir une force, un tremplin. Je vois ça positivement.

J’ai regretté, parfois, que mon milieu de travail soit presque exclusivement féminin, avec ses couleurs, ses sujets de conversations typiques qui ne me rejoignaient pas toujours, mais au fond, je n’ai jamais souffert d’être un homme dans ce monde de femmes. J’étais un collègue comme les autres, on faisait la même job. Je ne me suis jamais vraiment défini comme un éducateur homme. Les autres ont dû le faire. On me disait parfois que c’était positif un modèle d’homme pour les enfants. Probablement, mais je ne ressentais pas ça, je ne militais pas pour ça. Je faisais mon travail, je ne brandissais pas un drapeau. Ce qui est positif pour les enfants, c’est une éducatrice ou un éducateur aimant. Point. Je n’ai jamais eu vraiment de discours sur tout ça; ce que j’en pense, je viens de l’écrire.

À cette époque, donc, j’étais simplement un jeune homme heureux dans son travail, mais, dans la vie, en quête d’amour et de ses composantes…

C’est ce qui m’habitait dans l’autobus ce 14 juillet-là, rêvant de l’une ou de l’autre, de ses yeux, de son cou, de ses lèvres… J’avais laissé mon vélo à la garderie. Un nuage énorme et noir approchait. Le fracas de la grêle sur le toit du bus m’avait soudainement sorti de mes rêvasseries. Je l’avais échappé belle. Je n’avais pas de téléphone pour rassurer ma sœur, ça n’existait pas.

Elle pleurait, paniquée, quand elle m’a vu. Je n’ai rien, ça va, j’ai pris l’autobus! Ma sœur est impulsive, sensible. Elle s’était calmée. Elle m’avait annoncé ensuite que j’allais devoir vivre seul maintenant, qu’elle avait cassé avec son chum, qu’elle déménageait avec un nouveau. Les amours de ma sœur, jeune, ont été difficiles, elle aussi. C’était avant. Dans le passé.

***

Les fantômes ont trouvé un nouveau refuge, une autre forêt. Le vent s’est calmé. Une neige neuve et fraîche est tombée. Je glisse sur la piste. Je forme de nouvelles traces. Des traces originelles. Demain, avec ce vent qui revient chaque jour cette année, la poudrerie les aura recouvertes, je rechausserai mes skis, encore, et les refréquenterai.

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