Le Val-Ouest

Au cœur de la routine urbaine

Une journée d’automne comme les autres. Un pas après l’autre, j’entame dans mon grand manteau les trottoirs d’une rue fréquemment empruntée. À chaque deux pas, mon regard croise, parfois esquive celui d’un marcheur, quelquefois à ma droite, parfois à ma gauche. Il n’y a rien de spécial, rien d’autre que ma présence dans ce couloir étroit bondé de monde.

L’éveil des sens dans un café urbain…

Au gré de ces rencontres futiles, éphémères, banales, il y a ceux qui ne me laissent pas indifférente. Ce sont ces gens qu’on ne voit pas, ces gens qui souffrent, à voix haute et en silence. J’entrai dans un café. Un café urbain dont l’intérieur me rappelait une époque que je n’ai pas vécu, dans un endroit que je n’ai jamais connu. Des statuettes de Paris, des affiches de Dalida, de Céline Dion et le son ambiant émanait une mélodie de Claude Barzotti. Il y avait des gâteaux, des muffins, des croissants, des beignets, et quoi encore de plus sucré et de plus coloré. Des gens multiples, tous différents dans ce petit café de quelques mètres carrés. L’un affaissé sur sa chaise, un chapeau couvrant sa tête, semblant plongé dans ses pensées, ou sa fatigue, deux autres le nez plongé dans leurs téléphones, face à face, nulle parole échangée… Et un autre, la nostalgie pleins les yeux, seul, devant un gâteau à la cannelle, et une grande tasse de café. Sans doute, devais-je être là, moi aussi, la tête plongée dans cette étrange contemplation, de quête de détails, et d’indices.

À ma sortie, j’ai poursuivi les pas, le soleil me frappait de sa douceur en ce temps frisquet, je marchais, profitant du bien-être que je ressentais, je traversais le dessous du pont, je tournais à gauche pour reprendre la marche sur le trottoir d’en face, et là, ce fut complètement différent. Je n’avais plus le soleil sur le visage, et je mis mes mains dans mes poches, pour conserver l’état de chaud que l’autre côté du chemin m’avait jusqu’alors procuré. Une vitre avait éclaté dans le bâtiment d’une agence immobilière. Il y avait un trou en plein milieu, et la vitre tenait bon, malgré ses failles par milliers. Je scrutais l’intérieur le temps d’un instant : il y avait un escalier juste en face, et des traces blanches sur le plancher. J’en eus la chair de poule, et je poursuivis mon chemin.

Contrastes saisissants…

Et puis, un son distant se fit de plus en plus fort. Quelqu’un semblait parler dans un micro, et ce qui semblait être le cri synchrone d’un groupe devenait de plus en plus distinct à mes oreilles. Je crus qu’il s’agissait là d’un concert extérieur, mais une série de voitures de police défilait ainsi que, des policiers présents sur place, vêtus de cet accoutrement jaune fluorescent, qui les rendait des plus remarquables dans cette foule. Des gens manifestaient. Des jeunes enthousiastes portant un drapeau coloré sur leur dos, empli d’un élan que je n’ai jamais connu, couraient les rues, criaient tout leur cœur et s’affichaient tels qu’ils le voulaient. L’ambiance semblait se diluer vers celle d’une crainte, mais aussi de révolte, d’agitation et de désespoir. D’une part, une foule criant sous la même peine, la même cause, et de l’autre, une dame, seule, marchant du côté opposé… Les mains à s’arracher les cheveux, elle émettait des cris stridents, d’agonie et de perte totale, marchant comme vide à l’intérieur. Je ne savais pas ce qu’était sa peine, mais elle était seule dans cette misère.

Impuissance et agitation…

S’ensuivit d’une série de bouffées de fumée, de cigarettes venant de marcheurs et je battais mon record de temps de souffle retenu. Je crus que j’allais m’étouffer. Ces cours de sciences qui me rappellent à chaque fois que la fumée secondaire est encore plus nocive que celle inhibée. Je ne cesse donc jamais de retenir mon souffle. Un peu plus loin, une bagarre. Un homme se tenait devant une jeune femme, dans un coin où se trouvaient des gens sur des bancs, tous à quelques mètres de distance. J’entendis la femme crier à l’homme de prendre son sac et de quitter, avant de lui griffer le visage… Deux autres hommes arrivèrent pour le renverser à terre et suite à cela, l’homme se releva et semblait vouloir s’engager dans un combat. Pendant ce temps, la jeune femme observait, un jeune homme vint m’annoncer que l’homme harcelait la dame depuis déjà une dizaine de minutes. Ne voulant pas assister au combat, je repris ma route, empreinte d’un sentiment d’effroi amer.

Jusqu’alors, je regardais passivement, me perdant moi-même, dans cette folie de la collectivité, dans ces rassemblements de gens démunis, s’engouffrant au plus bas d’eux-mêmes, avec pour seul soutien, des outils à fumer, qui me faisait retenir mon souffle, me rappelant que j’étais, en plus de regarder le monde sans y participer. Les murs remplis de panneaux, les magasins remplis d’affiches, prix, soldes, liquidations, couleurs, bruits, cris… Tant de stimuli, de toutes les directions, et pourtant, rien ne m’interpellait autant que ces gens qui rendaient ces rues vivantes.
Le prochain pas lorsqu’il n’y en a plus, celle de l’action…

Pour une fois, je m’accordais une minute de réflexion, afin de réaliser ce que je vivais. C’est alors que je vis devant moi une tasse en papier, un peu sale, à l’intérieur des pièces de dix, vingt-cinq ou cinq sous. Je relevais la tête et je vis un homme vêtu d’une tuque noire et d’un manteau bleu. Il me dit qu’il cherchait à manger en secouant sa tasse légèrement. Mes mains ouvrirent la fermeture de ma sacoche et s’emparaient de mon portefeuille. Je l’ouvris, des cartes, toutes identifiées à mon nom, des points café… C’était inutile, j’ouvris la pochette à l’intérieur du portefeuille, je pris au hasard les pièces que ma main écrasée dans cette mince pochette pouvait attraper avant de les laisser tomber une à une, dans le verre de l’homme, non pas pour compter, mais parce que le son des pièces qui frappaient les autres au fond du verre faisait un son agréable à mes oreilles. Alors que mon impuissance atteignait son paroxysme, je contribuais moi aussi à la cacophonie de la ville, j’y ajoutais ces tintements de pièces, qui redonnaient un sourire à l’homme qui cherchait quelque chose à manger…

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