Cher Gaston,
J’ai lu ton dernier livre, La mémoire contagieuse. Pour t’en parler, j’ai pensé t’écrire une sorte de postface un peu à l’exemple de la préface que tu avais eu la générosité d’écrire, cet automne, pour le mien, mon livre. Un avant et un après qui, peut-être, se rejoignent dans notre volonté d’expression, comme une roue qui tourne, celle, à aubes, du vieux moulin du siècle dernier près de ta terre natale dans le quat’ du sorouais dans le Bas-du-Fleuve ou bien celle, très techno, fixée à mon vélo filant sans heurts sur notre toute belle, pavée et estrienne route 243.
Ton livre est important. Il résonne fort. Pour sa valeur de mémoire, évidemment, mais aussi pour ce qu’il nous dit de notre temps. Et puis, à titre plus personnel, peut-être à cause d’une filiation, d’une proximité liée aux valeurs et aux origines de mon père et de ma mère qui, comme toi, ont grandi sur une ferme à la même époque.
Laisse-moi t’en dire davantage.
Je suis sorti de la lecture de ton livre avec une double impression. Premièrement, j’ai été fasciné par le travail de mémoire abattu concernant le quotidien de la vie rurale, au Québec, vers le milieu du siècle dernier. Sur ce plan, la richesse de ton livre, dans sa précision et son exhaustivité, est exceptionnelle. Par ton souci du détail, et par ton approche personnelle et familiale, tu nous transportes littéralement dans le passé. C’est un exploit que d’être aussi clair et « vivant » dans la description des objets et de leur utilisation, des espaces et des lieux, du temps et des évènements, des animaux qui œuvrent, transportent et nourrissent, des produits de toutes sortes, du langage et des mœurs et de tant d’autres éléments… Ton œuvre force le respect autant pour ce travail de mémoire que pour la conscience que tu fais naître d’une partie de nos origines, de notre histoire, de notre culture.
Je pourrais te parler de nombreux passages qui m’ont fait rire ou sourire, m’ont appris et captivé. J’ai particulièrement apprécié le trésor lexical éparpillé partout dans les pages. Le nom de choses, le langage du temps, les expressions (l’âbe, les bricoles, le borlot, les pétaques, etc.) Chaque page de ce livre contient des tournures, des inventions et transformations du langage qui ont fait et font le sel de notre langue, sa musique, son unicité. Je me suis surpris, sur ce point (et d’autres aussi) à ressentir un fort (et émouvant) sentiment d’appartenance.
Deuxièmement, à la lecture de ton livre, cher Gaston, j’ai été fortement interpellé à propos de ma façon de vivre. Ton livre parle de notre temps. Paradoxalement, cette mémoire contagieuse, tournée complètement vers le passé, nous éclaire de toute sa modernité (cette modernité que contiennent toutes les œuvres nécessaires). Tu nous fais découvrir un mode de vie ancien axé sur la subsistance, le travail, la coopération, le recyclage. Nous pénétrons dans un monde où le sens de la vie, par nécessité peut-être, s’inscrit dans un rapport concret et utile avec le temps, les saisons, le territoire et les autres, dans une écologie réelle, vécue et pas juste idéologique. Par un puissant effet de contraste, mon ami, ton livre dessine, aussi, le tableau de notre époque.
Et j’ai trouvé ça troublant.
C’est peut-être à cause de cette pandémie de deux ans d’âge qui nous apprend que rien ne nous est acquis ou bien cette guerre naissante en Europe avec ses « nouvelles du front » effarantes.
C’est peut-être la fin de nos aveuglements face aux souffrances lancinantes qui traînent et crient famine chaque jour ici et là sur la planète.
C’est peut-être la perte brutale de cette innocence enfoncée en nous tout au long de ce « temps d’une paix » de 75 ans aux couleurs de notre fascination pour l’avoir, le confort et l’absence de culture.
Ton livre, cher Gaston, nous place devant la superficialité de notre temps moderne, son égocentrisme, son manque de compétence et de leadership, son manque de partage, son gaspillage, sa dépendance à l’instantanéité, au vide technologique et à l’insignifiance.
Ton livre m’a troublé parce que tous ces « son » et ces « nous » que je viens de défiler auraient pu (dû) être des « mon » et des « je ».
Ton livre est un miroir dans lequel je peux réfléchir sur ma façon de vivre. Il est aussi un passage, comme Alice peut-être, vers un monde si différent du nôtre, mais en même temps tout près, comme l’enfance éloignée, mais dont on est fait, et vers lequel, vieillissant, nous retournons.
C’est peut-être ce que nous sommes en train de prendre conscience : le monde retourne en arrière.
C’est un constat bien pessimiste et une façon bien brutale de l’exprimer, j’espère que cela ne te confronte pas trop. Je crois que les retours en arrière ne sont peut-être pas toujours catastrophiques. S’ils se font avec conscience et patience, ils peuvent devenir un tournant vers un monde meilleur. Ton livre, par ton effort de mémoire vivante, et par son sous-texte qui se dévoile dans tous les « bâtis » de ta vie est un morceau de cette conscience. Ce que je veux te dire c’est que ton livre est une balise en nos temps troubles et perturbés.
Finalement, Gaston, j’ai lu ton livre en pensant tout le temps à mes parents. Mon père, du même âge que toi, avec une enfance rurale semblable à la tienne, des intérêts et un parcours semblables aux tiens aurait tellement aimé te lire. Il était convaincu que le monde, écologiquement, s’en allait droit dans un mur, mais il demeurait un idéaliste sachant s’indigner et avait foi en l’humanité. Il n’était pas cynique. Puis, je pensais à mère qui cultive, elle aussi, une mémoire vive de son enfance rurale à laquelle elle fait référence si souvent et sur laquelle elle a écrit aussi. Ma mère a lu ton livre. Elle est intarissable quand elle en parle.
De cet avant et de cet après qui se croisent à travers nos livres, nos générations et les similitudes de « filiation » entre nous, cher Gaston, mon ami et concitoyen, sans nous connaître vraiment, je crois que nous nous reconnaissons.
Merci pour ce si beau livre!
Nicolas
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